[Chapitre précédent]     [Chapitre suivant]         [Sommaire]

 

2)   Du mysticisme chrétien aux différents mandats existentialistes : le moi comme souverain

Avec l'illusion rétrospective qui s'impose, nous pouvons supposer que Simone de Beauvoir par l'emploi de ce vocabulaire religieux veut montrer à son lecteur qu'elle a bien mérité sa place dans le panthéon des auteurs, où, sa place reste il faut bien l'avouer en cette fin des années cinquante quelque peu problématique. En lisant le cheminement spirituel de la jeune fille, nous avons l'impression de lire une histoire des religions au XXe siècle. Elle découvre en effet qu'elle peut conserver son goût de l'absolu mais en le modifiant profondément. Ainsi sécularise-t-elle sa foi puisqu'elle recherche la communauté des croyants chez des auteurs vivants. Elle se sert du profane (la littérature) pour tenter de toucher l'absolu. Le choix de ses lectures est à cet égard très caractéristique. Elle rejette toutes les littératures "matérialistes" ainsi dit-elle détester le réalisme d'un Maupassant qui se contente de décrire le monde. « Je méprisais la platitude des romans de Maupassant que mon père considérait comme des chefs-d’œuvre ». [95]. Elle rejette aussi les livres d'Anatole France qui recherche le plaisir dans l'art : « Il ne cherchait dans l'art que d'égoïstes plaisirs : quelle bassesse ». [96]

En philosophie elle rejette le matérialisme et les empirismes.

Bien qu'athée à présent, elle ne désespère toujours pas de trouver Dieu, c'est-à-dire un principe supérieur qui lui expliquerait le monde, et lui permettrait de quitter la terre. Pour cela, elle se tourne vers l'inquiétude gidienne et rejette le moralisme bourgeois. La petite fille rangée devient une jeune fille amorale qui veut trouver Dieu par le renversement des valeurs que sa famille lui a enseignées. De plus, en réfléchissant ainsi, elle se rattache à tout un courant de pensée de sa génération ce qui lui donne l'impression d'avoir vaincu sa solitude :

« L'immoralisme n'était pas seulement un défi à la société, il permettait d'atteindre Dieu ; croyants et incrédules utilisaient volontiers ce nom ; selon les uns, il désignait une inaccessible présence, selon les autres, une vertigineuse absence ! Cela ne faisait guère de différence et je n'eus pas de peine à amalgamer Claudel et Gide ». [97]

Le rejet de Dieu lui permet une grande liberté de pensée puisqu'elle arrive à concilier deux auteurs aussi opposés que Gide et Claudel. En vérité, ce qu'elle recherche dans la littérature c'est un rejet des valeurs qu'on lui a enseignées pour une Quête de nouvelles valeurs qui, si elles ne garantissent pas à l'homme le ciel lui font au moins quitter la terre et lui donnent de nouvelles exigences

« L'important c'était de s'arracher à la terre et on touchait alors à l'éternel ». [98]

Alors que petite fille, elle lisait des traités de morale qui lui apprenaient comment imiter les grandes figures saintes, et se comporter de façon "pratique", elle tente à l'adolescence de s'identifier à des héros de livres. Trois livres sont essentiels pour comprendre la quête spirituelle de Simone de Beauvoir : Le Moulin sur le Floss de Georges Eliot, Le Grand Meaulnes et Poussière de Rosemand Lehmann.

Fillette étudiant vers 1950

 

Le Grand Meaulnes, certes, est un roman qui a été énormément apprécié, par toute sa génération mais aussi elle identifie son cousin Jacques dont elle est amoureuse à Augustin Meaulnes. Il existe en effet de nombreux liens entre le jeune homme tourmenté et d'humeur fluctuante qu'est son cousin Jacques et Augustin Meaulnes qui après avoir tant recherché Yvonne de Galais s'enfuit le lendemain de sa nuit de Noces : « Je lus les larmes aux yeux, le roman que Jacques disait aimer entre tous et qui s'appelait non le grand môle mais le grand Meaulnes ».

De plus, sans doute la jeune fille peut-elle s'identifier à la sage Yvonne de Galais qui attend Augustin Meaulnes, de la même façon que Simone de Beauvoir attendait de la part de Jacques une demande en mariage qui, elle, n'est jamais venue.

Deirdre Beair avance dans sa biographie sur Simone de Beauvoir l'hypothèse selon laquelle elle se serait davantage identifiée à François Seurel, le narrateur du Grand Meaulnes. Effectivement certains traits de caractère de celui-ci et de notre mémorialiste sont très proches. François Seurel est un intellectuel, il veut devenir enseignant, il a un profond goût pour l'analyse et se tient en retrait des aventures risquées auxquelles le Grand Meaulnes s'adonne. De plus sa façon directe de raconter l'histoire de son ami au lecteur peut rappeler la façon dont Simone de Beauvoir s'adresse à son lecteur.

Affiche du film Le Grand Meaulnes (1966)

 

Le Moulin sur la Floss de G. Eliot permet également à Simone de Beauvoir de vaincre son isolement, elle se projette, en effet, dans l'héroïne Maggie Tulliver, qui comme elle aime les livres et se trouve rejetée par son milieu.

Enfin Poussière de Rosemond Lehmann met en scène une jeune femme, qui est également une intellectuelle, étudiant à Cambridge. Celle-ci a de nombreux problèmes pour concilier une vie sentimentale, et ce que la société attend d'une jeune femme au début du XXe siècle et son goût pour les livres.

Les lectures qui lui plaisent sont celles où les héroïnes lui ressemblent et cherchent comme elle une voie vers l'absolu. De plus, ces romans sont empreints d'un "réalisme poétique". Ils transfigurent le réel et montrent la quête de jeunes adolescents qui insatisfaits de la réalité cherchent à la transformer en la sublimant. Ces lectures l'ont tellement marquée qu'à trente ans, alors qu'elle commence à pratiquer sérieusement son futur métier d'écrivain elle tente de les imiter : « Sans me l'avouer, je pastichai. C'est toujours regrettable. Pourquoi aggravai-je mon cas en choisissant comme modèles le Grand Meaulnes et Poussière ? ».[99]

L'identification à certains héros est certes pour Simone de Beauvoir un moyen privilégié pour y retrouver sa quête d'absolu, mais certaines lectures nous en apprennent beaucoup plus sur sa quête spirituelle.

Elle lit des essais et écoute des conférences tenues à la Sorbonne par Jean Baruzi, cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 365..

Jean Baruzi voulait trouver les chemins de la connaissance de l'âme. Il assurait que l'homme n'y était jamais parvenu jusqu'alors, parce qu'il voulait employer la médiation du langage. Le langage serait précisément un obstacle majeur pour connaître les profondeurs de l'âme. Le langage parce qu'il ne respecte pas la nature de l'âme, le trahirait et empêcherait l'adhésion directe de l'humanité à la divinité. La conscience se dévoilerait dans sa lumière à l'homme par petites touches, mais certainement pas par des mots intelligibles. Jean Baruzi croyait donc à l'usage de la sensibilité pour pouvoir atteindre les profondeurs de l'âme. Nous sommes bien éloignés d'une quête philosophique qui, elle se sert des mots.

Dans son Saint Jean de la Croix, Baruzi écrit « L'approfondissement de la condition humaine en vue de son accomplissement se réalise à contre-sens des fausses clartés, de toutes les pesées du discours ».

Jean Baruzi conseille donc à l'homme de s'enfoncer en lui-même pour rechercher les traces de ce moi profond, et ce, en dehors du chemin du langage. Son mysticisme (et sa quête du moi profond ressemble, à cet égard, à celle d'un Valéry) a influencé toute une partie de la jeunesse intellectuelle des années trente. Simone de Beauvoir se perd elle aussi dans sa quête du moi profond ; qu'elle juge avec ironie à la fin des années cinquante :

« Séparée d'autrui, je n'avais plus de lien avec ce monde. Il devenait un spectacle qui ne me concernait pas. Par moments, je perdais tout à fait le sens de la réalité : les rues, les autos, les passants n'étaient qu'un défilé d'apparences parmi lesquelles flottait une présence sans nom ».[100]

Elle multiplie ses expériences qui pourtant aboutissent toutes à des échecs. En fait, ce genre d'expérience mystique, cette introspection sans fin est comme la conscience, sans limite.

« Dans les instants de parfait détachement où l'univers paraissait se réduire à un jeu d'illusion, où mon propre moi s'abolissait, quelque chose subsistait : quelque chose d'indestructible, d'éternel, mon indifférence me parut manifester, en creux, une présence à laquelle il n'était peut-être pas impossible d'accéder ». [101]

La jeune fille n'a donc peut-être pas tout à fait renoncé à Dieu, ou du moins à trouver une divinité même si elle « ne songeait pas à un Dieu des chrétiens ».

Elle refuse donc les dogmes établis par le catholicisme, tous les moyens "traditionnels" de la méditation. Le langage aussi parce qu'il est le même pour tous pour pouvoir assurer la communication quotidienne et l'échange social ne peut être un moyen pour permettre à la conscience dans sa parfaite singularité d'atteindre Dieu. Accepter de suivre les règlements d'une religion reviendrait à rentrer dans le rang et à admettre que les êtres humains se valent tous, et qu'aucune âme n'est privilégiée pour toucher Dieu. Par contre, en se libérant du langage des voies de communication classiques, l'homme réduit en poudre le monde quotidien. Il peut atteindre le monde supérieur, le touchant dans sa profonde singularité, il est "un" face à Dieu qui est un également. L'homme en se faisant singulier devient un nouveau Dieu ou plutôt se confond avec Dieu : « Je me demandais si par delà les limites de la raison, certaines expériences n'étaient pas susceptibles de me livrer l'absolu ; ce lieu abstrait d'où je réduisais en poudre, le monde inhospitalier, j'y cherchais une plénitude. Pourquoi une mystique ne serait-elle pas possible ? Je veux toucher Dieu ou devenir Dieu déclarais-je ». [102]

Mais cette quête du moi ne la satisfait pas. Elle la conduit à refuser le monde qui ne peut lui révéler la divinité qu'elle recherche « Je regardai scintiller dans les déserts de l'espace Paris, vaine oasis. Je pleurais parce que c'était si beau et parce que c'était inutile ».[103] Sa Quête dans les abîmes de sa conscience l'éloigne aussi de ses amis, de ses camarades car elle est persuadée qu'ils ne sont pas tourmentés de la même façon qu'elle, et, en effet comment pourrait-elle croire posséder une vérité supérieure et pouvoir toucher Dieu si elle ne se sentait pas supérieure à tous ?

« Les autres, ceux que j'aimais bien, que j'aimais beaucoup, celui que j'aimais, ils ne me comprenaient pas ils ne me suffisaient pas ; leur existence, leur présence même ne résolvaient rien ». [104]

Son ami Jean Pradelle qu'elle rencontre lors de l'année de son diplôme, en 1928, est très proche d'elle. Pourtant elle le trouve, par bien des aspects éloigné d'elle : « Dans son inquiétude purement cérébrale, je ne reconnaissais pas mes déchirements. Je le jugeais « sans complication, sans mystère, un écolier sage ». [105] En fait, en s'enfonçant dans les voies mystiques et en gardant comme elle le dit « la nostalgie de la foi perdue »[106]. Elle ne peut que s'engager dans une aventure solitaire. Aussi ne peut-elle pas trouver un seul point d'entente avec son ami, car elle recherche un chemin en dehors du langage « Il me disait que j'avais choisi trop précipitamment le désespoir et je lui reprochais de s'accrocher à de vains espoirs : tous les systèmes boitaient. Je les démolissais l'un après l'autre, il cédait sur chacun mais faisait confiance à la raison humaine ». [107]

La jeune Simone refuse tous les systèmes philosophiques créés avant elle, tous les espoirs inventés par les hommes : « Les livres, j'en étais écœurée, j'en avais trop lu qui rabâchaient tous les mêmes refrains, ils ne m'apportèrent pas un espoir neuf »[108] pense-t-elle à vingt ans.

Privée des moyens inventés par les autres hommes, il ne reste pour la jeune fille qu'une seule solution : écrire son propre livre. En écrivant sur elle-même, elle peut trouver sa vérité, sa voie particulière : « Je me rappelais de vieux crépuscules et soudain je me sentis foudroyée par cette exigence que depuis si longtemps je réclamais à cor et à cri : je devais faire mon œuvre ».

L'issue de sa quête intérieure ne peut aboutir qu'à l'écriture du moi. Elle écrivait déjà son journal intime, et affirme, avant ses vingt ans, sa volonté d'approfondir son goût pour l'introspection. Elle ne remet alors plus en cause le langage, car, il est après tout notre seul moyen d'expression. Seulement, elle ne peut que se heurter au langage qui est forcément "insuffisant" pour les grandes explorations mystiques.

Elle décrit ainsi une de ses extases mystiques :

« J'avais lu Saint Jean de la Croix : "pour aller où tu ne sais pas il faut aller par où tu ne sais pas". Renversant cette phrase, je vis dans l'obscurité de mes chemins le signe que je marchais vers un accomplissement. Je descendais au plus profond de moi, je m'emportais toute entière vers un zénith d'où j'embrassais tout. ». [109]

D'ailleurs nous pouvons nous demander si notre mémorialiste ne reconstruit pas son expérience mystique d'après ses lectures d'adulte. Sa quête spirituelle apparaît un peu trop "exemplaire" et retrace à elle seule le renoncement général des mystiques occidentaux.

Toutefois, même si l'écriture n'atteint jamais ce but de l'absolu qui est visé, elle a tout de même le mérite de reculer les limites de la subjectivité, de confirmer une présence d'esprit permanente qui ne se satisfait pas du réel car elle vise un au-delà inaccessible.

La Quête mystique de la jeune Simone de Beauvoir confirmait sa vocation de mémorialiste. Tous les grands penseurs romantiques, tous les mystiques ont été amenés, plus ou moins tôt dans leur existence à l'écriture du Moi. Le grand romantique allemand Novalis, héritier de Schiller et de Fichte, souligne dans Petits Écrits : « Si on a la passion de l'absolu, et que l'on n'en puisse guérir, il ne restera d'autre issue que de se contredire sans cesse et de concilier les extrêmes absolus ».

C'est bien cette conciliation des deux extrêmes absolus que connaît notre auteur, puisqu'elle affirme passer « de l'abattement à l'orgueil » [110] et osciller frénétiquement « comme un pendule en folie de l'apathie à des joies égarées ». [111]

Ces moments de dépression suivis de grandes joies sont d'ailleurs une constante du psychisme beauvoirien et sont permanents dans Les Mémoires d'une jeune fille rangée comme dans La force de l’âge.

Simone de Beauvoir, alors qu'elle ne croit plus en Dieu depuis ses dix-sept ans, reste imprégnée de mysticisme.

A la Sorbonne, elle est l'élève de Brunschvig. Ce dernier, à l'instar de Kant condamne la vie intérieure. La vie intérieure, le moi existent seulement l'homme ne dispose pas des moyens nécessaires pour les atteindre. Il est impossible de trouver un langage qui soit suffisant pour évoquer notre vie intérieure. Brunschvig conseille à ses élèves de ne surtout pas suivre les chemins mystiques et de ne pas recourir à l'écriture du moi, toute complaisance envers soi-même risquant de détourner l'homme de la vraie vie. Seulement la jeune fille, âgée de dix-neuf ans, a du mal à se détacher de ce qu'elle nomme encore « les beautés de la vie intérieure »[112] et elle aime toujours explorer son moi. Grâce aux poèmes mélancoliques de Francis Jammes et grâce à la prose poétique d'Alain Fournier. La philosophie critique de Brunschvig déçoit notre mémorialiste car elle ne trouve en lui aucun espoir où se raccrocher : « Somme toute, quand l'homme avait compris qu'il ne savait rien et qu'il n'y avait rien à savoir, il savait tout ». [113]

Brunschvig et sa philosophie la font toutefois changer de direction et elle se détourne de sa quête incessante du moi et de l'approfondissement de sa vie intérieure : « Je jugeais non sans raisons artificielles les fièvres que j'avais naguère complaisamment entretenues. J'abandonnais Gide et Barrès ». [114]

En fait, notre mémorialiste se présente comme le modèle-type de la jeune intellectuelle des années trente qui aurait délaissé la quête du réel. Nous pouvons douter de sa sincérité.

Seulement, elle se retrouve alors isolée, car elle n'est plus engagée dans aucune entreprise pas même celle de la quête de l'au-delà qui l'occupait depuis sa petite enfance. Elle ne trouve alors plus aucun sens à la vie. [115]

Alors la jeune fille cherche un nouveau mandat. Elle remplace l'au-delà par un monde réel ; sa quête concerne à présent cette terre ! Notre mémorialiste aime en effet passionnément la vie, et le monde. Preuve en est des magnifiques descriptions de la nature ou des rues de Paris dans les Mémoires d'une jeune fille rangée ou de la Provence, de l'Espagne et de l'Italie dans La force de l'âge. Ces magnifiques passages ressemblent à la prose poétique d'un Alain Fournier célébrant sa Sologne natale. Elle décide donc de s'occuper sur cette terre

Elle se forge un nouveau mandat basé sur la volonté. Ainsi se construit-elle tout un système, alors qu'elle est âgée de vingt ans, qui doit lui permettre de mieux dominer le réel. Elle expose par raisonnement à son cousin Jacques, non seulement pour mieux se convaincre elle-même mais aussi pour sortir ce dernier de son nihilisme : « J'allais chez Jacques et je lui exposais mon système ; il fallait consacrer sa vie à chercher pourquoi on vivait ».[116] La jeune fille est toujours extrémiste et intransigeante dans sa quête, seulement celle-ci est tournée vers le réel. Elle retrouve l'ancienne promesse de ses quinze ans, elle est attendue « par moi-même » [117] elle se doit de faire son œuvre et décide de ne plus remettre cette décision en question.

Pour maintenir ses buts, elle se fonde sur sa supériorité, et s'affirme supérieure à tous les autres hommes :

« Je m'enflammais. Je suis sûre de monter plus haut qu'eux tous. Orgueil ? Si je n'ai pas de génie, oui ; mais si j'en ai - comme je le crains parfois, comme j'en suis sûre parfois - ce n'est que de la lucidité ». [118]

Les psychanalystes affirment que lorsqu'une personne ne s'aime guère, est insatisfaite d'elle-même et de la place qu'elle occupe dans le réel, elle peut sombrer dans le désespoir et la haine de soi, ou le narcissisme et l'orgueil. Notre mémorialiste choisit l'orgueil.

Elle retrouve dans le comportement maniaque qu'elle avait connu, petite fille au cours Désir.

« A la Grillère, il y avait souvent - avant, après les repas, ou à la sortie de la messe - des moments morts ; je m'agitais : "cette enfant ne peut donc pas rester sans rien faire ?" demande avec impatience mon oncle Maurice ; mes parents en rirent avec moi : ils condamnaient l'oisiveté ». [119]

Le lecteur attentif décèle même dans le comportement maniaque de cette petite fille une peur du vide qui tourne à l'anxiété : « Je ne tolérais pas l'ennui il tournait aussitôt à l'angoisse ; c'est pourquoi je l'ai dit je détestais l'oisiveté ». [120]

Elle élabore alors des emplois du temps minutieux et compliqués

« Je comptais achever en avril ma licence de philosophie, en juin celle de lettres, ces derniers certificats ne me demanderaient pas beaucoup de travail... Je dressais un vaste plan d'études et de minutieux horaires ; je pris un plaisir enfantin à mettre l'avenir en fiches et je ressuscitais presque la sage effervescence des octobres anciens ». [121]

Deux ans plus tard, à vingt et un ans, elle retrouve également ce comportement obsessionnel, toutes ces journées doivent mener vers un but : « Toutes mes journées avaient désormais un sens, elles m'acheminaient vers une libération définitive. La difficulté de l'entreprise me piquait plus question de divaguer ni de m'ennuyer... »[122]

Les exemples sont nombreux, notre auteur ne cesse de nous donner des exemples de ses emplois du temps : « J'achevais mon diplôme ; je rédigeais pour un professeur nommé La Porte une dissertation sur Hume et Kant, de neuf heures du matin à six heures du soir je restais figée sur mon fauteuil à la Nationale ; c'est à peine si je prenais une demi-heure pour manger un sandwich, il m'arrivait l'après-midi, de somnoler et même quelquefois de m'endormir. Le soir, à la maison, j'essayais de lire : Goethe, Cervantès, Tchekov, Strindberg ».[123]

A chaque fois qu'apparaît un risque manifeste de voir le réel lui échapper, Simone de Beauvoir se fabrique des emplois du temps frénétiques. Certes, si nous pouvons comprendre cette tendance maniaque lorsqu'elle est étudiante et qu'elle veut finir ses Etudesau plus vite ; ce comportement devient légèrement "inquiétant" lorsqu'il est appliqué à des heures de loisirs. Jeune professeur à Marseille, Simone de Beauvoir se retrouve isolée, sans attaches. Elle décide alors d'explorer la région et s'adonne frénétiquement à la marche à pied : « Marseille. J'étais là seule, les mains vides, séparée de mon passé et de tout ce que j'aimais, et je regardais la grande cité inconnue où j'allais sans secours tailler un jour le jour de ma vie... ».[124]

Cette attitude doit lui permettre de connaître parfaitement sa nouvelle ville d'attache si elle voulait devenir plus marseillaise que les marseillais eux-mêmes. Elle veut alors absolument montrer à son lecteur qu'elle a réellement tout vu et tout retenu sur les lieux qu'elle a visité. Certaines pages des mémoires se transforment alors en de longues listes, des "pensums" de nom de villes qui sont bien loin de tout esthétisme. Le lecteur a l'impression de lire un guide touristique :

« J'eus le coup de foudre. Je grimpais sur toutes ses rocailles, je rôdais dans toutes ses ruelles, je respirais le goudron et les odeurs du Vieux-port, je me mêlais aux foules de la Cannebière, je m'assis dans des allées, dans des jardins, sur des cours paisibles où la provinciale odeur des feuilles mortes étouffait celle du vent marin... Je ratissais systématiquement la région. Je montais sur tous les sommets : le Gardauber, le mont Aurélien, Sainte-Victoire, le Pilon du Roi, je descendis dans toutes les calanques, j'explorais les vallées, les gorges, les défilées... Je suivis au bord de la mer tous les chemins douaniers au pied des falaises, le long des côtes tourmentées, la Méditerranée n'avait pas cette langueur sucrée qui ailleurs m’écœure souvent ». [125]

Les longues phrases descriptives, les adjectifs de totalité donnent l'impression que cette jeune femme veut poser des grilles sur le monde réel. Elle devient l'égal de Dieu. La jeune femme ressemble alors à la petite fille qui découvrait la nature à Meyrignac, et croyait que quand elle dormait, la nature disparaissait car « le monde avait besoin de moi pour être vu, connu, compris ».[126]

Tout se passe comme si Simone de Beauvoir avait peur du vide émotionnel qui pourrait suivre si elle dérogeait ne serait-ce qu'un seul instant à ses emplois du temps. Sa sœur, Hélène de Beauvoir, vient lui rendre visite à Marseille. Notre auteur l'entraîne dans ses marches frénétiques et bientôt, Hélène tombe malade. Simone l'abandonne dans un refuge et continue ses marches. En 1960, alors qu'elle écrit La force de l'âge, elle explique ainsi son attitude :

« "Vous êtes une schizophrène" me disait souvent Sartre : au lieu d'adapter mes projets à la réalité, je les poursuivais envers et contre tout, tenant le réel pour un simple accessoire ; à la Sainte Baume, en effet je niais l'existence de ma sœur plutôt que de m'écarter de mon programme ».[127]

Notre auteur ne semble pas s'être débarrassé de la volonté de toute puissance de l'enfant. Une volonté de pouvoir presque infantile face au réel l'anime. Freud explique que de cette volonté de toute puissance découle la mise au point d'emplois du temps et que chaque désir est assimilé au Désir frénétique avec un grand "D". Simone de Beauvoir semble avoir de grandes difficultés à accepter le principe de réalité.

Elle donne cette explication de ce trait de son caractère :

« Souvent, dans la vie, j'eus recours à ce stratagème : doter mes activités d'une nécessité dont je finissais par être la proie ou la dupe : c'est ainsi qu'à dix-huit ans je m'étais sauvée de l'ennui par la frénésie ».

Mais le dépassement de son mysticisme enfantin et adolescent se fait réellement grâce à la rencontre avec Sartre. Le but des Mémoires d'une jeune fille rangée, est de mettre en scène la rencontre de notre jeune agrégée avec le futur grand homme. Le premier volume des Mémoires multiplie les annonces de cette rencontre. La jeune fille sympathise d'abord avec Pradelle (Merleau-Ponty) lui aussi, normalien et condisciple de Sartre. Puis, elle devient amie avec Herbaud (Maheu) qui appartient au trio composé de Nizan, Sartre et lui-même. Citons quelques exemples de ces sortes de prédictions, de signes qui font progresser le récit vers la rencontre décisive avec "l'homme de sa vie". Comme le souligne Frédéric Briot, il y a fréquemment dans les Mémoire (L'Usage du monde, Usage de soi) tout une série de signes de l'au-delà, qui incline le texte vers une direction. Mais il faut remarquer que ces signes sont souvent perceptibles parce que le mémorialiste écrit alors qu'il connaît la fin de l'histoire.

Nizan

 

La jeune étudiante a vaincu son isolement et sympathise avec de nombreux camarades mais elle ne les connaît pas encore tous :

« Seul me demeurait hermétique le cercle formé par Sartre, Nizan et Herbaud ; ils ne frayaient avec personne ; ils n'assistaient qu'à quelques cours choisis et s'asseyaient à l'écart des autres. Ils avaient mauvaise réputation ».[128]

Elle réussit à discuter avec Herbaud, et écrit bouleversée dans son journal : « Rencontre avec André Herbaud, ou avec moi-même ? Lequel m'a ému si fort ? Pourquoi suis-je bouleversée, comme si quelque chose m'était vraiment arrivée ? »[129]

Simone de Beauvoir, mémorialiste d'une cinquantaine d'années ajoute sur un ton emphatique : « Quelque chose m'était arrivée, qui directement décida de toute ma vie : mais cela je ne devais l'apprendre qu'un peu plus tard ».[130]

Sartre demande par l'intermédiaire d'Herbaud à rencontrer la jeune fille. Celle-ci sur la demande d'Herbaud son invitation et envoie sa sœur passer la soirée avec Sartre. Notre mémorialiste écrit alors : « Je m'exaltais aussi passionnément qu'au temps de mes envols mystiques, mais sans quitter la terre. Mon royaume était définitivement en ce monde ». [131]

Si la jeune femme devient la "reine" du monde réel, c'est bien grâce à Sartre qui en est alors le roi. Simone de Beauvoir met en place toute une structure dans le but de mystifier le couple Beauvoir-Sartre.

Sartre délaissait les cours de Brunschvig et tous les cours traitant de près ou de loin de la vie intérieure. Il est âgé de 24 ans, lors de leur rencontre en 1929, et sa philosophie existentialiste se dessine déjà dans des articles qu'il écrit pour les Nouvelles littéraires ou dans ses dissertations : « Toute une philosophie s'y indiquait, et qui n'avait guère de rapport avec celle qu'on nous enseignait en Sorbonne ».[132]

Sartre détestait toutes les recherches mystiques dont la jeune Simone de Beauvoir était encore friande :

« Eux, ils dégonflaient impitoyablement tous les idéalismes, ils touchaient en dérision les belles âmes, les âmes nobles, toutes les âmes, et les états d'âme, la vie intérieure, le merveilleux, le mystère, les élites ; en toute occasion - dans leurs propos, leurs attitudes, leurs plaisanteries, ils manifestaient que les hommes n'étaient pas des esprits mais des corps en proie au besoin, et jetés dans une aventure brutale ». [133]

Elle délaisse alors complètement ses recherches mystiques pour comprendre le monde réel. Sartre l'encourage dans cette voie, et dans « mon amour de la vie, ma curiosité, ma volonté d'écrire » [134]. Elle se décide à explorer le réel et à devenir un écrivain. A la fin des Mémoires d'une jeune fille rangée sa vocation de mémorialiste est confirmée.

Son nouveau mandat s'incarne dans sa vocation d'écrivain. Toutefois, elle garde une idée très religieuse de sa vocation puisqu'elle l'imagine comme un sacerdoce : « Notre vérité était ailleurs. Elle s'inscrivait dans l'Eternité et l'avenir le révélerait : nous étions des écrivains ».[135]

La jeune femme rejette à présent tout le système religieux de son enfance mais il n'en demeure pas moins qu'elle reste une élue. Elle est toujours persuadée de son extrême singularité et de sa supériorité et emploie toujours un vocabulaire appartenant au champ lexical du sacré. Seulement au lieu de devoir montrer cette supériorité à Dieu, il faut qu'elle fasse ses preuves devant les hommes, et devant Sartre. En effet, même si notre mémorialiste ne le dit jamais directement Sartre a bien remplacé Dieu pour elle. C'est bien son approbation qu'elle recherche :

« Sartre n'avait que trois ans de plus que moi ; c'était comme Zaza un égal ; ensemble nous partions à la découverte du monde. Cependant, je lui faisais si totalement confiance qu'il me garantissait, comme autrefois mes parents, comme Dieu, une définitive sécurité ». [136]

Persuadée du génie de son compagnon, elle "remet" son destin entre ses mains. Sartre lui a affirmé qu'elle devait devenir un écrivain aussi accepte-t-elle avec joie et sécurité ce nouveau mandat, comme elle voulait devenir l'égale des grandes figures saintes de l'Église pour plaire à Dieu lorsqu'elle était petite fille.

Elle est toujours persuadée de sa souveraineté de son moi, souveraineté qu'elle partage avec son compagnon. « J'inclinais vers l'idéalisme. Pour garantir à l'esprit sa souveraineté, j'avais pris le parti banal d'amenuiser le monde ». [137]

La vocation d'écrivain a de plus l'avantage" de séparer de la séparer de la bourgeoisie qu'elle exècre et de l'engager dans une voie d'élus. Ce nouveau mandat est donc totalement satisfaisant pour remplacer son ancienne vocation religieuse. Une phrase de La force de l'âge semble particulièrement significative à cet égard :

« Je savais que pour devenir un écrivain j'avais besoin de beaucoup de temps et d'une grande liberté. [...] On ne s'étonne pas qu'une carmélite, ayant choisi de prier pour tous les hommes renonce à engendrer des individus singuliers. Ma vocation non plus ne souffrait pas d'entraves et elle me retenait de poursuivre aucun dessein qui lui fut étranger ». [138]

Dans le dernier volume de ses Mémoires : Tout compte fait, écrit en 1972, Simone de Beauvoir fait le bilan de sa vie. Elle résume la succession de ses mandats à un seul et même but : savoir et exprimer

« Pendant toutes ces années d'enfance, d'adolescence et de jeunesse, ma liberté n'a jamais pris la forme d'un décret ; ça a été la poursuite d'un projet original, incessamment repris et fortifié : savoir et exprimer. Il s'est ramifié en projets secondaires, en multiples attitudes à l'égard du monde et des gens ; mais qui tous avaient la même source et le même sens » [139].

Ces mandats successifs ont été librement choisis par elle, et ne lui ont, en vérité, jamais été imposés de l'extérieur. Aussi lorsqu'elle décide d'écrire sa vie, la part très grande qu'elle attribue à la liberté et à la volonté rejaillit dans l'écriture. Si certaines données de l'écriture mémorialiste sont toujours présentes, Simone de Beauvoir, forte de la philosophie existentialiste qui définit l'homme comme un être libre écrit des mémoires d'un genre nouveau.

 

[Chapitre précédent]     [Chapitre suivant]         [Sommaire]



[95] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 262.

[96] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 262.

[97] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 263.

[98] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 271.

[99] La force de l'âge, p. 72.

[100] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 361.

[101] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 362.

[102] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 362.

[103] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 367.

[104] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 118.

[105] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 342.

[106] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 342.

[107] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 341.

[108] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 314.

[109] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 372.

[110] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 104.

[111] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 367.

[112] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 312.

[113] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 318.

[114] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 318.

[115] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 321.

[116] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 359.

[117] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 205.

[118] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 368.

[119] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 92.

[120] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 94.

[121] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 359.

[122] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 395.

[123] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 426.

[124] La force de l'âge, p. 106.

[125] La force de l'âge, p. 105-106.

[126] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 95.

[127] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 118.

[128] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 141.

[129] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 436.

[130] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 436.

[131] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 433.

[132] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 418.

[133] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 470.

[134] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 475.

[135] La force de l'âge, p. 127.

[136] La force de l'âge, p. 35.

[137] La force de l'âge, p. 35.

[138] La force de l'âge, p. 92.

[139] Tout compte fait, p. 22.