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La vocation de mémorialiste naît généralement à l'âge mûr. C'est, en effet, lorsque la plus grande partie de la vie a été vécue, qu'elle a pris un chemin qui vraisemblablement ne se modifiera pas qu'un homme peut être tenté par l'écriture de ses mémoires. Il a alors tout un passé à ordonner, des aventures à raconter, une expérience de la vie qu'il peut avoir envie de transmettre. L'écriture peut être choisie comme un moyen de donner un sens à sa vie. De plus, le mémorialiste qui écrit vers ses cinquante ans et au-delà ressent souvent les "approches" de la mort. L'écriture des mémoires est alors ressentie comme un prolongement de la vie, un sursis, elle permet de vivre une seconde fois sa vie et de façon beaucoup plus satisfaisante que la "vraie" vie. Le mémorialiste choisit les événements qu'il raconte, abandonne tous les événements communs qui lui semblent non significatifs, qui tissent pourtant toute vie humaine.
A la lecture des Mémoires d'une jeune fille rangée et de La force de l'âge, nous ne pouvons qu'être frappés par la vocation de mémorialiste que manifeste Simone de Beauvoir dès son plus jeune âge. Les différentes catégories temporelles (passé, présent, futur) ont un sens pour elle alors qu'elle est très jeune, car elle est déjà extrêmement sensible à la labilité du temps. Ainsi n'est-elle pas encore rentrée à l'école qu'elle prévoit les multiples changements qui vont l'affecter et conduire la petite fille à la jeune fille puis la femme à la femme âgée :
« J'avais gagné deux ou trois centimètres, on me félicitait, et je me rengorgeais. Parfois pourtant je prenais peur. Le soleil caressait le parquet ciré et les meubles en laqué blanc. Je regardais le fauteuil de maman et je pensais : Je ne pourrais plus m'asseoir sur ses genoux. Soudain l'avenir existait, il me changerait en une autre qui dirait moi et ne serait plus moi. J'ai pressenti tous les sevrages, les reniements, les abandons et la succession de mes morts. »
Il faut sans doute faire la part des choses et noter l'illusion rétrospective qui joue dans toute écriture mémorialiste. L'enfant de cinq ans qui comprend qu'elle va grandir et se transformer, le fait sans doute de façon bien plus intuitive qu'intellectuelle. Cette intuition de la "succession des morts" fait place à une impression sensible, celle du soleil entrant dans le salon.
C'est parce que la jeune Simone est dotée d'une grande sensibilité, qu'elle perçoit l'importance du moment présent qui va bientôt disparaître et elle a l'intuition de la labilité du temps. Une structure est récurrente tout au long des Mémoires d'une jeune fille rangée et de La force de l'âge, le plaisir sensible du moment présent, le plaisir de vivre, d'"être au monde" est toujours accompagné par l'angoisse de la mort et de la finitude. Il n'en reste pas moins que Simone de Beauvoir fut toute sa vie sensible au bonheur du moment. Jeune femme de vingt-trois ans, professeur de philosophie et compagne de Sartre, elle passe des vacances en Espagne. Elle décrit ainsi sa découverte du paysage espagnol : « Peut-être est-ce le privilège des gens très actifs ou très ambitieux sans cesse en proie à des projets que ces trêves ou soudain le temps s'arrête, où l'existence se confond avec la plénitude immobile des choses ! Quel repos ! Quelle récompense ! A Avila, le matin, j'ai repoussé les volets de ma chambre ; j'ai vu, contre le bleu du ciel, des tours superbement dressées : passé, avenir, tout s'est évanoui ; il n'y avait plus qu'une glorieuse présence : la mienne, celle des remparts ; c'était la même et elle défiait le temps. Bien souvent au cours de ces premiers voyages, de semblables bonheurs m'ont pétrifiés. » [1]
Simone et sa soeur Hélène |
Le bonheur, s'il est bien sûr le but de tous les hommes tient une place particulièrement importante dans l’œuvre de Simone de Beauvoir. Il est comme Francis Jeanson le souligne dans Simone de Beauvoir ou l'entreprise de vivre, le leitmotiv de toute son œuvre : ainsi dit-elle dans les Mémoires d'une jeune fille rangée, qu'à vingt ans elle continuait à désirer avec passion cette autre chose que je ne savais pas définir puisque je lui refusais le seul nom qui lui convînt : le bonheur ![2]. Dans La force de l'âge, elle confirme sa vocation pour le bonheur : « Dans toute mon existence, je n'ai rencontré personne qui fût aussi doué que moi pour le bonheur, personne non plus qui s'y acharnât avec autant d'opiniâtreté. Dès que je l'eus touché, il devînt mon unique affaire. »[3], bonheur qu'elle affirme connaître grâce à l'indépendance financière et à la rencontre de Sartre. Le bonheur est lié à la plénitude du moment présent qui s'accompagne, malheureusement, comme nous l'avons précédemment souligné de la crainte de la mort. Simone de Beauvoir nous raconte qu'elle réalise son statut de mortelle vers ses quinze ans : « Un après midi à Paris, je réalisais que j'étais condamnée à mort. Il n'y avait personne que moi dans l'appartement et je ne refrénais pas mon désespoir, j'ai crié, j'ai griffé la moquette rouge. Et quand je me relevai, hébétée je me demandai : Comment les autres font-ils ? Comment ferais-je ? » Cette crise liée à l'angoisse de la mort n'est que le premier exemple de toute une série de crises qui ont rythmé son existence. Ainsi est-elle saisie par une angoisse semblable lorsqu'elle a dix-neuf ans et passe des vacances chez son grand-père à Meyrignac :
« Une nuit à La Grillère, comme je venais de me coucher dans un vaste lit campagnard, l'angoisse fondit sur moi ; il m'était arrivé d'avoir peur de la mort jusqu'aux larmes, jusqu'aux cris mais cette fois c'était pire : déjà la vie avait basculé dans le néant : rien n'était, sinon ici maintenant une épouvante si violente que j'hésitais à aller frapper à la porte de ma mère, à me prétendre malade pour entendre des voix. »[4]
Elle n'est pas seulement sensible à sa mort mais également à celle des autres. Ainsi dit-elle de Bourla un ami juif de dix-neuf ans mort en déportation (elle est âgée alors d'une trentaine d'années) :
« Personne et nulle cette absence ne s'incarnait, pas de
tombe, pas de cadavre, pas un cri, comme si rien absolument n'avait eu lieu. On
a retrouvé un mot de lui sur un papier : je ne suis pas mort. Nous sommes
séparés seulement. C'était un mot d'un autre âge. Maintenant personne n'était
là pour dire : nous sommes séparés, ce néant m'égarait. »[5]
Simone de Beauvoir considère les mots comme salvateurs de cette crainte de la mort. A cet égard, elle nous raconte une scène hautement symbolique, si bien que le lecteur peut douter de la "sincérité" de Simone de Beauvoir et percevoir que c'est bien plus l'intellectuelle de cinquante ans qui réfléchit sur le pouvoir des mots que la petite fille qui a la parole. Celle-ci âgée d'environ six ans se trouve dans l'antichambre familiale, et elle est saisie par l'angoisse de la labilité du temps symbolisé par : « l'horloge en bois sculpté qui enfermait dans un ventre deux pommes de pin en cuivre et... les ténèbres du temps ». Mais les livres de l'antichambre ont tôt fait de calmer son anxiété : « Les livres me rassuraient : ils parlaient et ne dissimulaient rien ; en mon absence, ils se taisaient ; je les ouvrais et alors ils disaient exactement ce qu'ils disaient, si un mot m'échappait maman me l'expliquait. ». Les mots par le biais de l'oralité la sauvent du néant et calment sa peur : « J'avais spontanément tendance à raconter tout ce qui m'arrivait, je parlais beaucoup, j'écrivais volontiers. Si je relatais dans une rédaction un épisode de ma vie, il échappait à l'oubli, il intéressait d'autres gens, il était définitivement sauvé. »[6] De l'oralité, elle passe très facilement à sa propre production littéraire, pourtant, elle ne cherche pas encore à faire le lien entre sa propre vie et l'écriture. En fait, la jeune Simone se méfie des mots, ceux-ci lui semblent insuffisants pour décrire la splendeur du réel, voire franchement trompeurs. Preuve en est de l'épisode de la tante moustachue. Simone de Beauvoir fait vers trois ans et demi de violentes crises de rage ; si bien que les passants dans la rue la prennent pour une enfant martyre. Un jour, elle donne un coup de pied à une dame qui lui tend un bonbon. Une de ses tantes qui écrit dans un journal pour enfant, La poupée modèle, outrée par l'attitude de sa nièce raconte l'épisode du "coup de pied" de Simone mais en le modifiant. Lorsque Louise, la jeune bonne qui s'occupe de Simone, lui raconte cette histoire, la petite fille est choquée par les "mensonges" de l'écriture « Je partageais la révérence qu'inspirait à mes parents le papier imprimé : à travers le récit que me lisait Louise, je me sentis un personnage ; peu à peu cependant la gêne me gagna. "La pauvre Louise pleurait souvent amèrement en regrettant ses brebis" avait écrit ma tante. Louise ne pleurait jamais ; elle ne possédait pas de brebis, elle m'aimait : et comment peut-on comparer une petite fille à des moutons ? Je soupçonnai ce jour-là que la littérature ne soutient avec la vérité que d'incertains rapports »[7]. Toutefois sa vocation de "mémorialiste" est si forte et se manifeste si tôt qu'elle tâche de trouver une image d'elle même dans les romans qu'elle lit. Tous les romans qui la marquent sont ceux qui mettent en scène une héroïne qui lui ressemble. Elle a neuf ans lorsqu'elle se passionne pour Les Quatre filles du docteur March grâce à la figure de l'héroïne Joe. « Je m'identifiais passionnément à Joe l'intellectuelle. Brusque, anguleuse, Joe se perchait pour lire en haut des arbres, elle était bien plus garçonnière et plus hardie que moi mais je partageai son horreur de la couture et son amour des livres. Elle écrivait, pour limiter, je renouais avec mon passé et composais deux ou trois nouvelles. »[8].
Ce processus d'identification se reproduit lorsqu’elle a dix-huit ans, l'héroïne du Moulin sur la Floss de G. Eliot, la jeune Maggie Tulliver, lui renvoie nous dit-elle "l'image de son exil" : « Les autres la condamnaient parce qu'elle valait mieux qu'eux, je lui ressemblais et je vis désormais dans mon isolement, non pas une marque d'infamie mais un signe d'élection. Je n'envisageai pas d'en mourir. A travers son héroïne je m'identifiai à l'auteur, un jour, une adolescente, une autre moi-même, tremperait de ses larmes un roman où j'avais raconté ma propre histoire »[9]. Ces lectures tant aimées la renforcent donc dans sa volonté d'écrire sa propre vie. Volonté qu'elle montre très jeune ainsi écrit-elle vers six-sept ans sa première œuvre : « Ma première œuvre s'intitula Les malheurs de Marguerite. Une héroïne alsacienne orpheline par surcroît traversait le Rhin avec une nichée de frères et de sœurs pour gagner la France. J'appris avec regret que le fleuve ne coulait pas où il aurait fallu et mon roman avorta. »[10]. L'échec de sa première œuvre, lui fait retrouver un chemin qu'elle croit plus facile, parce qu'il est ; en réalité, sa vocation profonde : celle de mémorialiste : « Alors je démarquai la famille Fenouillard qu'à la maison nous goûtions tous vivement ! Monsieur, Madame Fenouillard et leurs deux filles : c'était le négatif de notre propre famille. » Toutefois, si la vocation de mémorialiste est bien là dès l'enfance (nous pouvons en juger grâce à l'illusion rétrospective), elle met du temps à se concrétiser comme telle. Toute son œuvre antérieure aux Mémoires d'une jeune fille rangée est une projection d'elle-même, une tentative détournée pour parler d'elle. Suivons le cheminement qui la mène à l'écriture des Mémoires d'une jeune fille rangée en 1958.
A 18 ans, elle écrit un premier essai littéraire dont l'héroïne possède certains traits communs avec elle : « Je composai ma première œuvre. C'était l'histoire d'une évasion manquée. L'héroïne avait mon âge, dix-huit ans, elle passait des vacances en famille dans une maison de campagne où devait la rejoindre un fiancé qu'elle aimait conventionnellement. » Plus tard, agrégée de philosophie et compagne de Sartre, elle multiplie les tentatives littéraires au travers desquelles elle projette des éléments de sa propre vie, mais de façon modifiée.
Alors qu'elle est âgée de vingt-trois ans et professeur à Marseille, elle modifie la vie d'Elisabeth Mabille dite Zaza, son amie d'enfance, morte de façon tragique à vingt et un ans. (La "véritable" histoire de Zaza est racontée dans les Mémoires d'une jeune fille rangée publiées en 1958) : « Je mariai Zaza, que j'appelai Anne à un bourgeois bien pensant, au premier chapitre, elle recevait dans sa maison de campagne, en Limousin, son amie Geneviève, j'avais essayé de ressusciter le climat de Laubardon la maison, la grand-mère, les confitures. »[11]. Elle renouvelle encore sa tentative de ressusciter la figure de Zaza quelques années plus tard :
« Ce visage, c'était celui de Zaza, qu'à nouveau j'appelais Anne et dont je tentai de ressusciter la figure ». Lorsqu'elle se décide à écrire "sérieusement", elle tente pour se simplifier la tâche d'écrire des romans s'inspirant du réel, confirmant ainsi sa vocation profonde de mémorialiste :
« Je renonçais à échafauder des intrigues auxquelles je ne connaissais rien, à peindre des milieux dont j'ignorais tout, je me limiterais aux choses, aux gens que je connaissais »[12].
Son premier roman L'Invité publié en 1943 et qui connaît alors un joli succès s'inspire du réel. Il est la transposition, sans qu'à l'époque de la publication elle ne l'avoue, de l'expérience du "trio". Le trio c'est le couple que Simone de Beauvoir forme avec Sartre et Olga Kosakicvicz, une jeune élève de Simone de Beauvoir. En 1961 dans La force de l'âge, elle reconnaît les désavantages de la transposition romanesque. « L'Invité témoigne des avantages et des inconvénients de ce qu'on appelle la transposition romanesque. Il était plus amusant, plus flatteur de décrire Paris, le monde du théâtre, Montparnasse, la foire aux puces et autres endroits que j'aimais plutôt que Rouen seulement placée à Paris, l'histoire du trio perdit beaucoup de sa vraisemblance et de sa signification »[13].
De 1943 à 1958, elle écrit de nombreux romans et essais. Les romans sont tous des transpositions plus ou moins flagrantes de sa vie des Mandarins (Prix Goncourt 1954) se déroule dans les milieux intellectuels parisiens juste après la guerre, et raconte la vie de deux intellectuels Anne et Henri qui vivent leur amour de façon très libre. Anne a une liaison avec un écrivain américain Lewis. Les Mandarins est une transposition évidente du couple Beauvoir-Sartre et de la liaison de Beauvoir avec l'écrivain américain Nelson Algren. Deidre Bear dans sa biographie sur Simone de Beauvoir raconte que notre écrivain envoya à son amant Nelson Algren ce télégramme le 6 décembre 1951 avant d'attaquer la rédaction des Mandarins :
« Je raconterai un peu notre histoire, parce que c'est une histoire très moderne et j'aime me remémorer toutes ces choses même si cela me rend infiniment triste ».
Mais les essais sont également inspirés d'expériences vécues par Simone de Beauvoir et sont une fois de plus une façon détournée de montrer un "Narcisse face à son miroir". Intéressons nous à son essai le plus célèbre Le deuxième sexe. En fait, Simone de Beauvoir voulait d'abord parler d'elle-même comme elle le relate dans La force des choses :
« En fait, j'avais envie de parler de moi. J'aimais L'âge d'homme de Leiris ; j'avais du goût pour les essais-martyrs où on s'explique sans prétexte. Je commençai à y rêver, à prendre quelques notes et j'en parlai à Sartre. Je m'avisai qu'une première question se posait : Qu'est-ce que ça avait signifié pour moi d'être une femme... ? Pour moi, dis-je à Sartre, ça n'a pour ainsi dire pas compté. Tout de même, vous n'avez pas été élevée de la même manière qu'un garçon ; il faudrait y regarder de plus près.
Je regardai et j'eus une révélation ; ce monde était un monde masculin, mon enfance avait été nourrie de mythes forgés par les hommes et je n'y avais pas du tout réagi de la même manière que si j'avais été un garçon. Je fus si intéressée que j'abandonnai le projet d'une confession personnelle pour m'occuper de la condition féminine dans sa généralité. J'allais faire des lectures à la Nationale et j'étudiais les mythes de la féminité ».[14]
Le grand essai qui marque la conscience féminine partait donc d'un projet autobiographique.
Beauvoir à l'époque du Deuxième Sexe |
A cet égard, il faut souligner les ressemblances très fortes entre certains passages du Deuxième sexe et Les mémoires d'une jeune fille rangée. Le second tome du Deuxième sexe a pour sous-titre l'expérience vécue. Il est subdivisé en quatorze chapitres, chacun traitant d'une situation féminine (par exemple l'Enfance, La jeune fille, La lesbienne). Certaines semblent directement inspirées de l'expérience de notre auteur. Expériences qui sont racontées dans Les mémoires d'une jeune fille rangée et dans La force de l'âge.
Ainsi comparons certains passages du Deuxième sexe et des Mémoires :
Dans le chapitre V sur la femme mariée, Beauvoir écrit :
« L'enfant envisage l'avenir comme une ascension
indéfinie vers on ne sait quel sommet. Soudain, dans la cuisine où la mère lave
la vaisselle, la fillette comprend que depuis des années, chaque après-midi à
la même heure, des mains ont plongé dans les eaux grasses, essuyé la vaisselle
avec le torchon rugueux [...] chaque jour imite celui qui le précède :
c'est un éternel présent inutile et sans espoir. »[15].
Comment ne pas y voir la reproduction presque exacte d'une expérience que vécut la petite Simone ? Un jour en aidant sa mère à ranger la vaisselle, Simone âgée de quatorze ans se rend compte qu'elle refuse de devenir une ménagère :
« Chaque jour le déjeuner, le dîner, chaque jour la vaisselle, ces heures indéfiniment recommencées et qui ne mènent nulle part ; vivrais-je ainsi ? Une image se forma dans ma tête, avec une netteté si désolante que je me la rappelle encore aujourd'hui : Une rangée de carrés gris s'étendaient jusqu'à l'horizon diminués selon les lois de la perspective, mais tous identiques et plats ; c'étaient les jours et les semaines, et les années. »[16].
Prenons un second exemple, lorsque notre auteur analyse les rêves des jeunes filles par rapport à la "situation" (pour reprendre le terme de Sartre) qui leur est faite dans la société, elle écrit : « La jeune fille n'a pas de véritable volonté mais des désirs et elle saute de l'un à l'autre avec incohérence. Ce qui rend ces inconséquences dangereuses, c'est qu'à chaque moment, ne s'engageant qu'en songe, elle s'engage toute entière. [...] La jeune fille veut tout recevoir parce qu'il n'y a rien qui dépende d'elle. »[17].
Se rappelant sa situation lors de ses dix-huit ans, elle note :
« En vérité, le mal dont je souffrais c'était d'avoir été chassée du paradis de l'enfance et de n'avoir pas retrouvé une place parmi les hommes. [...] Amour, action, œuvre littéraire : je me bornais à secouer des concepts dans ma tête ; je contestais abstraitement d'abstraites possibilités et j'en concluais à la navrante insignifiance de la réalité. Je souhaitais fermement tenir quelque chose, et trompée par la violence infinie de ce désir, je le confondais avec un désir d'infini. »[18].
En analysant la condition des femmes, elle analyse sa propre condition de femme et d'intellectuelle à la fin des années quarante. La plupart des lectures qu'elle cite dans le Deuxième sexe, comme lectures favorites des femmes sont en réalité des lectures qui l'ont marquée dans sa jeunesse. Comme par exemple La nymphe au cœur fidèle de Margaret Kennedy, Le moulin sur la Floss des George Eliot ou Poussière de Rosamond Lehmann.
L'écriture des mémoires est donc l'aboutissement de toute une carrière, un projet abordé par des moyens détournés, et réalisé à la fin des années cinquante.
Il n'est pas étonnant que Simone de Beauvoir ait toujours eu ce projet d'écrire ses mémoires. Elle a en effet été une diariste fervente toute sa vie, tenir un journal intime relève du projet d'analyser quotidiennement sa vie, de se comprendre à travers ses actions de tous les jours pour ne pas laisser échapper le sens quotidien de sa vie. L'individu qui tient un journal intime veut rester fidèle à lui-même, à son "projet" pour reprendre le terme sartrien. Il a la même préoccupation de conserver son passé et de maîtriser le sens de sa vie. Avec sa volonté constante d'être transparente, lucide, Simone de Beauvoir analyse dans les Mémoires d'une jeune fille rangée, les raisons qui l'ont poussée à tenir journal :
« Je n'avais rien d'une révoltée, je voulais devenir quelqu'un, faire quelque chose poursuivre sans fin l'ascension commencée depuis ma naissance ».[19]
Déjà la très jeune fille de dix-sept ans refuse de laisser les jours défiler sans un but. A en croire notre auteur, dès son plus jeune âge elle voulait que le principe de l'"auto" domine celui du "bio" pour reprendre les termes de G. Gursdorf. Elle sépare constamment son moi du monde et du temps. Elle écrit dans son journal intime lors qu'elle a vingt et un ans : « Je ne veux pas que la vie se mette à avoir d'autres volontés que les miennes ».[20]
Dans les périodes pendant lesquelles Simone de Beauvoir est heureuse, lorsqu'il n'existe pas de conflit entre son moi et le monde extérieur elle écrit peu, et son journal perd alors cette place essentielle dans sa vie. Au début de 1929 sa situation s'est améliorée, elle a de nombreux amis et prévoit sa réussite à l'agrégation et par conséquent son indépendance financière. D'ailleurs, notre mémorialiste semble une fois de plus prisonnière de l'illusion rétrospective lorsqu'elle écrit : « le plus gros du travail était fait je me sentais sûre de réussir ».[21] et nous pouvons nous demander si elle analyse aussi lucidement qu'elle ne le croit sa situation de l'époque. Néanmoins, elle cesse "presque" de tenir son journal qu'elle ne nomme plus ainsi mais auquel elle donne le nom de "cahier". Le "cahier" a une signification bien différente du "journal", en regroupant ses écrits dans un journal il semble que la jeune fille attende d'être "légitimée", d'être "reconnue" par ses pairs, comme un écolier qui fait ses devoirs dans un cahier attend la reconnaissance du maître (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 395). Le journal lui est donc vital dans les périodes douloureuse de sa vie.
Elle est alors victime comme Michel Leiris d'une hypertrophie scripturaire. Nous pouvons nous demander si alors elle ne vit plus pour son journal plutôt que son journal ne l'aide à vivre. Celui-ci a une fonction rassurante, protectrice. Il forme un microcosme qui protège son moi des agressions du monde extérieur. Il est une sorte de re-création de l'espace clos de son enfance, de la niche creusée sous le bureau paternel où elle aimait se blottir (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 10).
Une personne qui tient un journal intime est très souvent amenée à écrire ses mémoires. Ces deux genres d'écriture du moi relèvent en effet d'un projet avoisinant. Le journal permet de ne laisser échapper aucun moment de sa vie (ou du moins il donne cette illusion à son scripteur) et d'élucider chaque journée de sa vie. Les mémoires (ou l'autobiographie) étendent ce projet à une vie toute entière. L'écriture des mémoires efface toutes les variations, tous les changements de la vie quotidienne et une partie des anecdotes pour ne retenir que l'essentiel. L'écriture de mémoires est donc la "consécration", l’"anoblissement" du journal de toute une vie. A moins que, comme pour notre mémorialiste il s'agisse d'un projet autobiographique déjà latent sous l'écriture du journal. Quoiqu'il en soit, notre auteur connaît un trajet classique du journal à l'écriture des mémoires. Mais Simone de Beauvoir est frappée d'une hypertrophie des écritures du moi, à la façon de Michel Leiris, puisque du journal intime au mémoires, elle a le projet de ne rien laisser échapper de son quotidien (cf Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 335).
Mais l'écriture du journal intime n'est pas le seul élément qui place notre auteur dans la grande lignée des mémorialistes. Frédéric Briot a étudié le caractère des mémorialistes du grand siècle dans Usage du monde, usage de soi or ces derniers ont souvent des traits communs. Les mémorialistes sont, en général, des personnes excentrées des cadres sociaux habituels. Ainsi ont-ils souvent des rapports difficiles avec le monde extérieur. Ils sont, ou se sentent, rejetés de l'espace familial et de l'espace social.
Le premier espace qu 'elle ne respecte pas est celui de la famille. Ainsi, toute enfant, s'insurge-t-elle contre les ordres et les lois dictés par sa famille :
« Je faisais des caprices, je désobéissais pour le seul plaisir de ne pas obéir, sur les photos de famille, je tire la langue, je tourne le dos : autour de moi on rit ».[22]
La petite fille est confortée dans sa position de solitaire par sa famille, son père se plaît à répéter qu'elle est une petite fille insociable (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 21). La solitude est donc voulue dans les premiers temps de sa vie, et lui confirme qu'elle est une enfant exceptionnelle. Elle refuse d'être traitée comme sa sœur, et se considère toute sa vie supérieure à celle-ci parce qu'elle est l'aînée. (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 64). Une scène originaire très importante dans toute autobiographie a lieu face à un membre de la famille. La petite fille prend conscience de son principe d'identité, et veut se croire son propre fondement en se séparant de sa tante, nous serions tentés de dire en la dénigrant :
« Place Saint Sulpice, la main dans la main de ma tante Marguerite qui ne sait pas très bien me parler, je me suis demandé soudain : "Comment me voit-elle ?" et j'éprouvai un sentiment aigu de supériorité : car je connaissais en mon for intérieur, et elle l'ignorait : trompée par les apparences, elle ne se doutait pas, voyant mon corps inachevé, qu'au dedans de moi rien ne manquait : je me promis, lorsque je serai grande, de ne pas oublier qu'on est à cinq ans, un individu complet ».[23]
Pourtant à partir de l'entrée à l'école et jusqu'à l'âge adulte, elle obéit sans réserve à ses parents :
« Je m'étais définitivement métamorphosée en enfant sage. Les premiers temps j'avais composé mon personnage et il m'avait valu tant de louanges et dont j'avais tiré de si grandes satisfactions que j'avais fini par m'identifier à lui. »[24]
Elle obéit à ses parents non pas par simple souci d'obéissance et de docilité mais parce que ce rôle lui convient. Elle continue de lire, de progresser intellectuellement et gagne l'amour de ses parents. Elle ne ressent pas le besoin de s'opposer à sa famille. Elle la juge comme exceptionnelle et ces mérites retombent sur elle (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 66). D'ailleurs elle ne fait que décrire une impression commune à tous les enfants. "L'égocentrisme" est bien une composante essentielle du caractère enfantin et nous pouvons nous étonner qu'elle se reproche d'avoir pensé ainsi alors qu'elle était âgée de six ans. Il semble que notre mémorialiste juge bien hâtivement et bien mal les sentiments d'amour et d'admiration d'une petite fille à l'égard de sa famille.
A l'adolescence, elle retrouve la volonté d'indépendance de sa petite enfance. Elle connaît le développement "normal" d'une adolescente, et se réserve des espaces secrets inconnus de sa famille. Elle raconte des expériences que chaque adolescent a fait et nous avons parfois l'impression, mais n'est-ce pas le défaut de tout autobiographe, qu'elle raconte un lieu commun du comportement adolescent en se croyant avoir vécu quelque chose d'exceptionnel :
« Quand mes parents sortaient le soir, je prolongeais tard dans la nuit les joies de l'évasion, pendant que ma sœur dormait, adossée à mon oreiller ; je lisais, dès que j'entendais tourner la clef dans la serrure, j'éteignais ».[25]
Nous sommes dans un "topos" du secret de jeune fille ce que ne semble pas réaliser notre mémorialiste. Pourtant, une seconde rupture avec sa famille, intellectuelle, cette fois-ci se produit. La jeune fille découvre la littérature moderne et s'inscrit alors dans une génération d'intellectuels, ce qui l'isole de l’espace familial :
« J'écumais Sainte Geneviève : Je lisais Gide, Claudel, Jammes, la tête en feu, les tempes battantes, étouffant d'émotion... ».[26]
Ces lectures sont une rupture face à l'ordre familial, il suffit de se souvenir de l'imprécation de Ménalque, dans les Nourritures terrestres de Gide, qui a marqué toute une génération dans les années vingt : « Familles, je vous hais, foyers clos, portes refermées, possessions jalouses du bonheur. ». En lisant cette déclaration, la jeune fille se trouve confirmée dans son opinion : elle doit faire sa route seule. Elle commence, à dix-sept ans, à rejeter toutes les valeurs que sa famille lui a enseigné :
« Je refusais les hiérarchies, les valeurs, les cérémonies par lesquelles l'élite se distingue. »[27]
La littérature qu'elle découvre à cet âge auquel la direction donnée à la vie se dessine l'incite à se tourner vers son moi et à rejeter l'ordre familial :
« Barrès, Gide, Valéry, Claudel : je partageais les dévotions des écrivains de la nouvelle génération et je lisais fiévreusement tous les essais de mes jeunes aînés. Il est normal que je me sois reconnue en eux car nous étions du même bord. Bourgeois comme moi, ils se sentaient comme moi mal à l'aise dans leur peau. La guerre avait ruiné leur sécurité sans les arracher à leur classe ; ils se révoltaient mais uniquement contre leurs parents, contre la famille et la tradition. »[28].
Barrès rejette les "barbares" et affirme que les grands hommes sont voués à la solitude, Valéry étudie les fluctuations du moi et symbolise l'intellectuel en proie à l'introspection (bien qu'il ait toujours détesté le genre autobiographique). Gide étudie son moi avec attention, à cet égard toute son œuvre peut être considérée comme autobiographique. Notre auteur est d'ailleurs une fervente lectrice ainsi la retrouvons-nous en pleine lecture du journal de Gide de l'année 1914 pendant la douloureuse année 1941. Il semble que nous ayons affaire à un processus d'identification (cf La force de I'âge, p. 441). L'influence de Gide semble avoir été essentielle. Nous retrouvons dans l’œuvre de Simone de Beauvoir une tentative autobiographique aussi vertigineuse que celle de Gide mais il faut l'avouer bien moins réussie.
Les auteurs de son adolescence l'incitent donc à rejeter l'ordre familial. Notre auteur multiplie les scènes où elle s'oppose à ses parents dans les Mémoires d'une jeune fille rangée. Sur ses dix-sept ans, elle n'est plus du tout "rangée" sur l'ordre familial et rejette violemment tous les enseignements de son enfance. Son père qu'elle adorait n'apparaît plus dans ses mémoires que comme un être méprisable. Tout au long de la lecture des Mémoires d'une jeune fille rangée, le tableau familial s'assombrit, et la jeune fille ne remarque plus que les ignorances, les mesquineries de ses parents. Elle ne modifiera pas son jugement sur eux pour tout le reste de sa vie. Dans ses lettres à Nelson Algren, elle emploie des termes horribles pour lui décrire ses parents :
« Quand j'étais enfant, comme mes parents étaient pauvres et déclassés à la façon moche, mesquine des petits bourgeois, je haïssais notre appartement triste et presque crasseux... dès que nous étions levées (ma sœur et moi), la place manquait... »[29].
Cette lettre n'est qu'un exemple parmi d'autres de sa haine viscérale de la famille. Simone de Beauvoir est à l'instar de Sartre célèbre pour son aversion de la famille, qu'ils nomment : "cette poche à merde.".
Si nous la suivons dans son raisonnement, elle aurait eu l'intuition de juger sa famille d'après des termes existentialistes dès son plus jeune âge :
« On m'enfermait à nouveau dans ce monde dont j'avais
mis des années à m'évader, où chaque chose a sans équivoque son nom, sa place,
sa fonction où la haine et l'amour, le mal et le bien sont tout aussi tranchés
que le noir et le blanc, où d'avance tout est classé, catalogué, connu, compris
et irrémédiablement jugé. »[30].
Les parents de Beauvoir déguisés pour du théâtre amateur |
Simone de Beauvoir emploie les mêmes termes que Sartre pour juger "l'univers des salops", et nous sommes en droit de douter de sa parfaite sincérité quand elle parle de ses parents. De plus, sa sœur Hélène de Beauvoir fut assez choquée au sujet de la description que sa sœur fit de l'ambiance familiale. Ainsi lorsque Simone de Beauvoir décrit l'appartement familial du 71, rue de Rennes comme "sombre, sinistre, étroit et encombré" sa sœur s'étonna à la parution des Mémoires d'une jeune fille rangée, en effet, la lumière entrait à flot par les fenêtres selon ses dires.
L'isolement de Simone de Beauvoir dans sa famille est amplifié par la situation de ses parents. Ces derniers ont reçu une bonne éducation, selon les critères bourgeois (le père a fait son droit, la mère a été élevée au couvent), mais ils sont des "gens hors classe" pour reprendre le terme employé par madame Mabille, la mère de la meilleure amie de Simone de Beauvoir. Ils ont un niveau de vie proche de celui du prolétariat car son père qui ne prit jamais la peine de soutenir sa thèse de droit avait un emploi de petit fonctionnaire. Ses parents sont dans une douloureuse position d'entre‑deux classes. Ils refusent d'être des prolétaires et la bonne bourgeoisie les rejette. Au sujet de la situation de son père, elle écrit : « son nom, certaines relations familiales, des camaraderies d'enfance, des amitiés de jeune homme le convainquirent qu'il appartenait à l'aristocratie, il en adopta les valeurs... L'ennui c'est qu'au sein de cette caste à laquelle il prétendait il n'était rien... ».[31] La jeune fille souffrit de cet isolement, jamais elle ne fut reçue dans la bonne bourgeoisie, elle ne possédait pas de dot et ses parents recevaient très rarement. Simone de Beauvoir a vécu une enfance et une adolescence en marge des codes de la bonne société française.
Fidèle à la tradition des mémorialistes, Simone de Beauvoir s'inscrit dans une généalogie. Elle nous explique la situation de ses parents avec une grande précision. Les Mémoires d'une jeune fille rangée commencent d'ailleurs par un topos de l'autobiographie : notre auteur débute par sa naissance puis elle décrit la situation financière de ses parents. Ces derniers sont très différents : le père est un libre penseur à la façon d'un Voltaire ; il a des prétentions artistiques alors que sa mère est catholique pratiquante, et par là consciente de ses devoirs maternels :
« L'individualisme de papa et son éthique profane contrastaient avec la sévère morale que m'enseignait ma mère ». Elle conclut de cette situation : « ce déséquilibre qui me vouait à la contestation explique en grande partie que je sois devenue une intellectuelle. »[32].
La situation de notre mémorialiste au sein de sa famille et dans la société est douloureuse car excentrée. Ces éléments la prédisposaient à devenir mémorialiste.
Mais la famille n'est pas le seul espace dont elle soit exclue. Elle connaît également une exclusion sociale. Petite fille, elle a peu d'amis. Les scènes de jeu sont rares dans les Mémoires d'une jeune fille rangée. Simone de Beauvoir aurait été dès l'âge tendre une "future" intellectuelle. Elle ne prend plaisir qu'aux activités qui occupent l'esprit et laissent le corps en repos. Elle déteste la gymnastique et tous les sports (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 85-86). Nous n'avons aucune scène au cours de laquelle la petite fille s'adonne à des travaux manuels. Elle n'aime que lire et apprendre. Un de ses jeux favoris est de regarder un atlas et d'apprendre des noms de pays. Le lecteur cherche désespérément l'enfant et ne trouve que la mémorialiste qui crée une intellectuelle en miniature.
Même le très sérieux petit garçon mis en scène par Jean-Paul Sartre dans Les mots aime des lectures enfantines comme les Pardaillan ou les Fantômas. Simone de Beauvoir semble se souvenir avec plus de naturel de la fillette qu'elle fut dans le dernier volume de son autobiographie, Tout compte fait, publié en 1972. Elle avoue, au détour d'une phrase, qu'elle jouait à la marchande et lisait des livres puérils. Elle s'en blâme aussitôt. Il semble qu'elle n'ait pas compris l'importance du jeu pour l'enfant et s'acharne à nous dresser le portrait d'une "petite femme" en miniature. Il ne faut donc pas nous étonner si les rares scènes de jeu des Mémoires d'une jeune fille rangée sont des scènes de jeu solitaires. Les quelques tentatives que la petite fille fait pour se mêler à d'autres enfants échouent lamentablement. Elle n'est guère aimée de ses camarades de jeu. De plus, Simone de Beauvoir ne semble pas avoir souffert d'avoir été mise à l'écart. Elle ne réagit pas de façon sensible mais intellectuelle à son exclusion. Elle est déjà capable de se raisonner pour ne pas souffrir de sa solitude. Elle s'appuie déjà sur un principe d'individualité et exclue les autres et le mal qu'ils pourraient lui faire. Il est très étonnant qu'une petite fille ait pu tenir ce raisonnement qui est bien celui d'une adulte :
« Je ne pouvais être blessée par des enfants qui manifestèrent leur infériorité en n'aimant pas le croquet aussi ardemment que je l’aimais. Butées dans nos préférences, nos mesures, nos principes et nos valeurs, nous nous entendions ma sœur et moi, pour reprocher aux autres enfants leur bêtise. »[33]
L'autre est déjà à exclure quand il la fait souffrir et elle est capable de se construire une citadelle pour se protéger. Or, rien ne fait plus souffrir à cet âge que l'exclusion. La petite fille solitaire qui reste enfermée dans l'appartement familial pour faire ses devoirs et lire des livres lorsque les autres jeunes sortent et s'amusent (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 242). Notre mémorialiste décrit longuement la solitude de sa jeunesse, de son entrée à l'adolescence jusqu'à la rencontre salvatrice avec Sartre. Les autres étudiantes déambulent en bandes dans les rues tandis que notre mémorialiste sillonne Paris, solitaire. Elle décrit ainsi des scènes absolument pathétiques, si bien qu'elles prêtent un peu à sourire :
« Je marchais dans Paris, abattant des kilomètres, jetant sur des décors inconnus un regard brouillé par les pleurs... Sur les quais de la Seine, à travers mes sanglots je me berçais avec des vers de Laforgue. »[34]
Le champ lexical de l'enfermement, de l'étouffement est récurrent pendant la troisième et la quatrième partie du livre (soit sur plus de deux cents pages). La jeune fille est en permanence "claquemurée", "enfermée". Des bibliothèques à la maison : « J'étais encore enfermée »[35]. « Trois années encore à passer entre ces murs ».[36] « J'étais claquemurée ! J'étouffais, je me consumais, j'avais envie de me fracasser la tête contre ces murs ».[37] Tout au long des Mémoires d'une jeune fille rangée la carte d'un premier Paris se dessine de la Sorbonne à Sainte Geneviève et à la bibliothèque Nationale. A ce premier espace de l'instruction mais aussi synonyme d'enfermement pour la jeune fille est opposé un second espace, celui des cinémas et des cafés, auquel elle est exclue jusqu'à sa rencontre avec Sartre et sa réussite à l'agrégation. Les quelques escapades qu'elle fait aux alentours de ses vingt ans avec son cousin Jacques dans les bars de Montparnasse sont des échecs puisqu'elle ne s'y sent pas plus à l'aise que dans les bibliothèques (nous serions tentés de trouver que sa place est quoiqu'elle en dise plus dans les bibliothèques que dans les bars) : « Ma place n'était ni dans les bars ni dans les bibliothèques : mais alors, où ? »[38].
Les étudiants qui "se déplacent en bandes" sont parfaitement à l'aise dans ce Paris de la fête et du plaisir. Toutefois, nous pouvons nous interroger sur ce Paris qu'elle reconstitue. Si les jeunes hommes (et sans doute les normaliens Sartre et Nizan) étaient libres d'aller où ils voulaient, il ne semble pas que ce soit très crédible pour des jeunes filles des années vingt. N'est-ce pas plutôt la jeunesse de l'après-guerre les boites de jazz de Saint-Germain-des-Prés que Simone de Beauvoir nous décrit ?
L'isolement de l'adolescente se poursuit chez la jeune femme mais cette fois-ci, il est voulu et revendiqué avec agressivité. Elle a rencontré Sartre et il lui suffit amplement. Il remplace toute structure sociale. Ainsi, jeune professeur de philosophie à Marseille se promène-t-elle seule dans les environs. Elle refuse de faire connaissance avec ses collègues ainsi que toute insertion dans le corps professionnel (cf La force de l'âge, p. 112). A Paris, elle ne fréquente que certaines de ses élèves car elle préfère la compagnie des jeunes gens à celle des adultes de son âge. Comme Sartre, elle a la volonté de rester une éternelle étudiante et fréquente ce milieu qu'elle ignorait jeune fille. La petite fille ne se frayait pas avec ses camarades et préférait la compagnie des adultes, une fois adulte elle préfère celle des adolescents, aussi reste-t-elle toujours en marge de la société. Simone de Beauvoir parle de sa fascination pour Olga, la jeune fille de dix-huit ans avec laquelle Sartre et elle-même forment un trio :
« Nous avions le culte de la jeunesse, de ses révoltes, sa liberté, son intransigeance. Par son impétuosité, son extrémisme, Olga l'incarnait avec éclat »[39].
Pour lutter contre son isolement, la jeune fille puis la jeune femme a trouvé de multiples moyens de défense. Ainsi lorsque l'opposition de ses parents devient de plus en plus violente, la jeune fille âgée de dix-sept ans tient-elle un journal intime. Elle analyse son moi, dialogue avec elle-même pour échapper à la solitude. Elle se dédouble, créant ainsi une autre jeune fille qui devient sa confidente. « Je prétendais me dédoubler, me regarder. Je m'épiai dans mon journal, je dialoguai avec moi-même »[40]. Bien qu'elle souffre de son isolement, elle s'en félicite également dans son journal car elle y voit la preuve de sa supériorité. « Mon isolement manifestait ma supériorité ; je n'en doutais plus : j'étais quelqu'un, et je ferais quelque chose »[41]. Elle crée un nouveau monde, un microcosme dont elle est le seul sujet.
La jeune fille lutte également contre son isolement grâce à de grandes "amitiés", elle échappe à la solitude car elle noue des liens privilégiés avec des jeunes gens de son âge auxquels elle reconnaît des qualités intellectuelles. Ainsi entretient-elle des liens privilégiés avec Elisabeth Mabille qu'elle rencontre alors qu'elle est âgée de dix ans au cours Désir et qui devient sa meilleure amie. A ses côtés, Simone de Beauvoir crée un monde qui double le vrai monde : « Au fond de ma mémoire brillaient avec une douceur sans égale, les heures où je me réfugiais avec Zaza dans le bureau de M. Mabille, et où nous causions. »[42]. Le bureau de M. Mabille rappelle bien évidemment le premier souvenir d'enfance puisqu’elle écrit dans le Mémoires d'une jeune fille rangée :
« De mes premières années je ne retrouvai guère qu'une impression confuse : quelque chose de rouge, de noir et de chaud... je me blottissais dans la niche creusée sous le bureau, je m'enroulais dans les ténèbres, il faisait sombre, il faisait chaud et le rouge de la moquette criait dans mes yeux. »
Il faut également noter que le monde qu'elle recrée avec Zaza ne se situe pas dans un lieu anodin mais dans une bibliothèque, endroit bien évidemment symbolique pour une future intellectuelle. N'est-ce pas la femme qui parle plutôt que la jeune fille ?
Zaza lui assure une protection contre le monde, mais lui permet également d'avoir une emprise réelle sur celui-ci :
« Nous causions de nos études, de nos lectures, de nos camarades, de nos professeurs, de ce que nous connaissions du monde non de nous-même. »[43]
Lorsque notre mémorialiste est âgée de dix-sept ans elle tombe amoureuse de son cousin Jacques. Ce dernier entre dans le cadre des affinités électives tout comme Zaza car il est instruit, intelligent. Il promène sa "petite" cousine en auto et lui fait découvrir les bars de Montparnasse. Si cette "idylle" peut nous sembler "banale", et quelque peu semblable à un cliché (la jeune fille pauvre qui tombe amoureuse de son riche cousin), il faut noter encore une fois que les rencontres avec Jacques se déroulent dans l'appartement familial dans la longue galerie moyenâgeuse où il ne fait jamais très clair, espace qui reproduit une fois de plus le lieu de l'enfance réduit et fœtal. Avec Jacques notre mémorialiste pénètre dans le monde réel... Il lui fait connaître un aspect de Paris qu'elle ne connaissait pas : la vie nocturne des bars de Montparnasse et la vie de Bohême.
Toutefois, nous y reviendrons plus longuement dans notre troisième partie, le microcosme absolu se produit avec Sartre. Les deux amants se disent tout :
« un regard certes bienveillant, mais plus impartial que le mien me renvoyait chacun de mes mots ; une image que je tenais pour objective ; ce contrôle me défendait contre les peurs, les faux espoirs, les vains scrupules, les fautes imaginaires, les menus délires qui se nouent facilement dans la solitude. »[44]
La réussite de leur "microcosme" est éclatante car ils n'ont plus besoin de se réfugier dans un endroit pour discuter comme Simone de Beauvoir le faisait avec Jacques ou Zaza. Notre mémorialiste insiste sur leur indépendance, leur liberté : « Maintenant nulle part je ne rencontrais de résistance, je me sentais en vacances et pour toujours. »[45] « Rien ne nous limitait, rien ne nous définissait, rien ne nous assujettissait, nos liens avec le monde, c 'est nous qui les créions. »[46]
Grâce à Sartre, Simone de Beauvoir pénètre dans le monde fermé des intellectuels des années trente. Elle est une des rares femmes à s'être introduite dans ce monde de "l'intelligence parisienne". Elle nous dresse un portrait passionnant du monde intellectuel dans la France des années trente et quarante. Elle cède au goût français de raconter qu'elle a rencontré de grands personnages. Selon G. May les mémorialistes étrangers sont moins sensibles que les français aux grandes figures qu'ils rencontrent. Simone de Beauvoir céderait donc à un snobisme très français citant les personnalité qu'elle connaît.
L'écriture des Mémoires lui sert également à défendre son image, à se justifier car elle est une figure très controversée. Elle n'a pas le prestige intellectuel de Sartre et son parcours peut apparaître moins brillant que celui de son compagnon. Toril Moil dans son ouvrage Simone de Beauvoir analyse la situation difficile de Simone de Beauvoir au sein de l'intelligentsia française des années 40-50. Se basant sur des données sociologiques Toril Moil rappelle que Simone de Beauvoir appartient à la première génération de femmes formées par les institutions scolaires (Les femmes ont eu le droit d'accéder à l'enseignement supérieur à la fin de la première guerre mondiale). De plus, elle a peut-être souffert du prestige intellectuel plus important de son compagnon, qui était normalien et major à l'agrégation. Elle n'appartient à aucun groupe intellectuel si ce n'est par le biais de Sartre. Les prises de positions extrêmes de Simone de Beauvoir ont agacé plus d'un intellectuel et les critiques lui ont reproché, souvent à tort son manichéisme. De plus, l'usage extrémiste fait par les féministes anglaises et américaines du Deuxième sexe souvent en tronquant et en simplifiant l'ouvrage ont achevé de ternir son image d’"intellectuelle". Selon les normes des intellectuels parisiens, Simone de Beauvoir, de par sa naissance, son parcours scolaire et sa place de compagne de Sartre manque de distinction "intellectuelle". Selon les critères de Pierre Bourdieu, le sérieux, l'anxiété d'être à la "hauteur" de Sartre et de ses amis Nizan et Merleau-Ponty (Pradelle dans les mémoires) classe Simone de Beauvoir dans la catégorie de la petite bourgeoisie intellectuelle.
Citons par exemple ce que dit la critique libérale Deirdre Marks au milieu des années soixante sur l’œuvre de Simone de Beauvoir dans Simone de Beauvoir : Encounters with death. Cet ouvrage est écrit alors que l’œuvre autobiographique de notre auteur n'est pas achevée mais il résume parfaitement l'opinion de certains intellectuels et critiques littéraires face aux œuvres de notre auteur : « Le rythme de l'engagement est besogneux et réglé. Le ton en est sérieux, sans humour, optimiste et l'ironie est complètement absente, sa longueur rhétorique est obscure et solennelle, pleine de confiance et de conviction. Le thème principal est l'unité et le point de vue est toujours moral, social et politique. La gratuité notion primordiale dans l'univers de l'absurde est remplacée par l'utile, le jeu par une activité totale, l'analyse par la synthèse, la phénoménologie par l'idéologie. Au terme du passage de l'absurde à l’engagement, de la mort à l'individu des réponses abstraites sont apportées à des problèmes concrets. »
Simone de Beauvoir est donc considérée comme une pâle imitation des philosophes existentialistes. Elle n'arriverait pas à la cheville d'un Sartre ou d'un Camus.
En écrivant ses mémoires, Simone de Beauvoir cherche donc à se justifier et à montrer ses capacités intellectuelles. Elle dresse une liste complète de ses lectures, nous rappelle à plusieurs reprises dans les Mémoires d'une jeune fille rangée et La force de l'âge qu'elle est une travailleuse acharnée et une intellectuelle de qualité. Ses mémoires servent donc à la justifier en tant que femme écrivain et femme intellectuelle dans cette société patriarcale. Il faut souligner combien cette démarche peut paraître surprenante de la part de celle qui fut tout de même classée seconde à l'agrégation de philosophie en 1929 et plus jeune agrégée de France ; elle a en tout cas le mérite de nous montrer la difficulté des femmes à trouver une place dans l'élite intellectuelle de l'entredeux guerres.
Dans les Mémoires d'une jeune fille rangée Simone de Beauvoir semble surtout vouloir montrer qu'elle a bien mérité son agrégation de philosophie et son "intégration" dans le groupe des brillants normaliens Sartre, Merleau-Ponty (Pradelle) et Nizan.
Elle raconte ainsi une de ses journées alors qu'elle est âgée de vingt et un ans : « En octobre, la Sorbonne fermée, je passais mes journées à la bibliothèque Nationale. J'avais obtenu de ne pas rentrer déjeuner à la maison : J'achetais du pain, des rillettes et je les mangeais dans les jardins du Palais-Royal... Je regagnais la bibliothèque, j'étudiais la théorie de la relativité et je me passionnais. De temps en temps, je regardais les autres lecteurs et je me carrais avec satisfaction dans mon fauteuil parmi ces érudits, ces savants, ces chercheurs, ces penseurs, j'étais à ma place. »[47]. Elle ajoute pour montrer qu'elle est une véritable intellectuelle : « Moi aussi je participais à l'effort que faisait l'humanité pour savoir, comprendre, s'exprimer : J'étais engagée dans une grande entreprise collective et j'échappais à jamais à la solitude »[48].
Dans La force de l'age, elle désire se justifier en tant qu'écrivain. Elle explique son application, le sérieux qu'elle accorde à son métier, elle a par petit moment un petit côté "clerc de notaire" qui est assez agaçant. « Je travaillais, comme autrefois, dans un des boxes du fond... » [49], « Nous travaillions beaucoup, outre sa pièce, Sartre s'occupait de son traité de philosophie... » [50]. Simone de Beauvoir n'a pas qu'à subir l'hostilité d'une partie des intellectuels mais également d'une partie de l'opinion publique. Elle veut donc se justifiera l'égard du "grand public" et rétablir la vérité à son sujet, en partant du principe de Jean-Jacques Rousseau selon lequel une seule personne peut dire la vérité sur elle et c'est justement elle même :
« On a forgé de moi deux images. Je suis une folle, une demi-folle, une excentrique. J'ai les mœurs les plus dissolues... souliers plats, chignon tiré, je suis une cheftaine, une dame patronnesse, une institutrice (au sens péjoratif que la droite donne à ce mot). Je passe mon existence devant mes livres et devant ma table de travail, pur cerveau... l'essentiel est de me présenter comme une anormale... le fait est que je suis écrivain... une femme "écrivain" ce n'est pas une femme d'intérieur qui écrit mais quelqu'un dont toute l'existence est commandée par l'écriture. Cette vie en vaut bien une autre. Elle a ses raisons, son ordre, ses fins auxquels il ne faut rien comprendre pour la juger extravagante ».[51]
Elle commence à écrire une autobiographie lorsque les événements d'Algérie deviennent très graves. La renaissance de l'extrême droite en France et en Algérie la pousse à un plus grand isolement. De plus elle s'oppose à la majorité des français car elle ne souhaitait pas le retour du général de Gaule ni le changement des institutions.
« Les résultats du référendum avaient achevé de me couper de mon pays. C'en était fini des voyages en France. Tavant, Saint-Servin, d'autres lieux que j'ignorais ; je n'avais aucun désir de les connaître, le présent me gâchait le passé. Désormais, la fierté des automnes, je la vécus dans l'humiliation, la douceur de l'été meurt dans l'amertume. Il arrive encore que la grâce d'un paysage me prenne à la gorge, mais c'est comme un amour trahi, un service qui meurt. Chaque nuit, quand je me couchais, je craignais le sommeil, des cauchemars le traversèrent et au réveil j'avais froid. » [52]
En plongeant dans son passé, Simone de Beauvoir peut espérer échapper à ce présent qui l'étouffe, elle retrouve alors la France qu'elle aimait pendant son adolescence et sa jeunesse. De plus, elle se justifie aux yeux de ses contemporains. Les raisons qui la poussent à écrire ses mémoires ressemblent fort à celle de Rousseau écrivant ses confessions :
« Parmi mes contemporains, il est peu d'hommes dont le nom soit plus connu dans l'Europe et l'individu soit plus ignoré. Mes livres courraient les villes tandis que leur auteur ne court que les forêts. Tout me lisait, tout me critiquait, tout parlait de moi, mais dans mon absence j'étais aussi loin des discours que des hommes. Je ne savais rien de ce qu'on disait. Chacun me figurait à sa fantaisie, sans crainte que l'original vînt le démentir. Il y avait un Rousseau dans le grand monde et un autre dans la retraite qui ne lui ressemblait en rien. »[53]
Et Simone de Beauvoir écrit dans La force des choses (1963) :
« Je n'ai jamais passé à la télévision, jamais parlé de moi à la radio, presque jamais donné d'interview. J'ai dit pour quelle raison j'ai accepté le Goncourt mais que même alors je m'étais refusé à toute exhibition. Je ne voulais pas devoir mes réussites à des interventions extérieures mais à mon seul travail. Et je savais que plus la presse parlait de moi, plus je serais défigurée : J'ai écrit ces mémoires en grande partie pour rétablir la vérité et beaucoup de lecteurs m'ont dit qu'ils avaient auparavant sur moi les idées les plus fausses »[54].
L'écriture de ses mémoires était donc un projet depuis longtemps caressé par Simone de Beauvoir, de multiples éléments la mettaient dans la grande lignée des mémorialistes, mais d'autres traits de sa personnalité ont donné une originalité à son écriture du moi. Une tendance très forte au "mysticisme", une volonté de se poser comme un absolu la rattachent une fois de plus à la grande tradition mémorialiste.
Notre mémorialiste a eu conscience du fondement de son "moi" très jeune. A peine notre mémorialiste a-t-elle deux ans et demi qu'elle a une conscience aiguë de son "moi" : « Sur les photos de famille prises l'été suivant, on voit de jeunes dames en robes longues empanachées de plumes d'autruche, des messieurs coiffés de canotiers et de panamas qui sourient à un bébé : ce sont mes parents, mon grand-père, des oncles, des tantes et c'est moi. Je tourne une page de l'album ; Maman tient dans ses bras un bébé qui n'est pas moi ; je porte une jupe plissée, un béret, j'ai 2 ans et demi, et ma sœur vient de naître » [55]. Mais cette conscience de son "moi" n'est pas simple prise de conscience, elle est déjà volonté de s'affirmer supérieure face à cette sœur : « Je me sentais plus intéressante qu'un nourrisson cloué dans son berceau. J'avais une petite sœur : ce poupon ne m'avait pas »[56].
Elle veut déjà se préserver de l'ascendant que cette sœur pourrait avoir sur elle. Elle se sent plus intelligente que celle-ci. Elle s'oppose aux adultes car dès qu'ils lui donnent des ordres, elle remarque qu'ils le font de façon arbitraire, avec même parfois un manque de raison : « Je ne voulais céder qu'à la nécessité, les décisions humaines relevaient plus ou moins du caprice, elles ne pesaient pas assez lourd pour forcer mon adhésion » [57].
Avant son entrée à l'école, elle dépend étroitement de ses parents, des adultes de son entourage et en souffre. Elle a conscience d'être un absolu, de posséder des vérités, des pensées que personne d'autre qu'elle n'a : « Il suffisait pour me blesser qu'on me traitât en bébé, bornée dans mes connaissances et dans mes possibilités, je n'en estimai pas moi être une vraie personne ».[58]
Elle semble viser dès son plus jeune âge à cet accomplissement que Rilke souhaitait à chaque homme et qu'il n'avait trouvé que chez Rodin : « Etre un monde en soi ».
L'école lui plaît tout de suite, nous devrions même dire « le projet d'aller à l'école «. A cinq ans et demi, lorsque sa mère décide de la faire entrer dans un sévère institut catholique, le cours Désir, elle ne refrène pas son enthousiasme : « Jusqu'alors j'avais grandi en marge des adultes, désormais j'aurais mon cartable, mes livres, mes cahiers, mes tâches ; une semaine et mes journées se découperaient selon mes propres horaires ».[59]
Le système scolaire la satisfait parce qu'il lui donne l'"autonomie" qu'elle désirait. Elle se trouve seule confrontée à son moi sans l'intermédiaire des adultes. De plus, elle a besoin d'être prise dans des cadres qui assignent un travail à chaque moment de sa journée. Le strict institut catholique, il suffit de s'imaginer combien un institut de ce genre pouvait être sévère au tout début du siècle, par sa rigueur la satisfait totalement : « Mon année était balisée par des moments exaltants. Chaque jour menait quelque part. Je plaignais les grandes personnes dont les semaines étroites sont à peine colorées par la grandeur des dimanches. Vivre sans rien attendre me paraissait affreux ». [60]
Elle veut atteindre le plus grand degré d'accomplissement de son moi, progresser. Pour y parvenir, la petite Simone a très vite l'idée qu'elle ne doit pas perdre une minute chaque instant de sa vie doit servir au développement de son "moi". Elle tient d'ailleurs cette volonté de s'occuper frénétiquement de sa mère qui se rappelle-t-elle ne laissait jamais se perdre une minute :
« Ma mère ne gaspillait jamais une seconde ; en lisant ; elle tricotait ; quand elle causait avec mon père ou avec des amies ; elle cousait, raccommodait ou brodait [...] Je pensais que non seulement dans ma famille mais partout - le temps, l'argent étaient si étroitement mesurés qu'il fallait les administrer avec la plus exacte rigueur ; cette idée me convenait puisque je souhaitais un monde sans caprice ». [61]
Le monde sans caprice, c'est bien celui de l'école, mais aussi celui de sa famille, de son univers quotidien. Cette organisation parfaite la rassure, et semble cacher une atroce peur du vide, de la mort. Ainsi, alors qu'elle passe quelques jours seule chez une amie de ses parents, elle sanglote dans son lit, et explique ainsi les raisons de sa tristesse :
« La vérité c'est que séparée de ma famille, privée des affections qui m'assuraient de mes mérites, des consignes et des repères qui définissent ma place dans le monde, je ne savais plus comment me situer, ni ce que j'étais venue faire sur terre ». [62]
Heureusement pour elle, elle n'est guère séparée de sa famille et retrouve avec plaisir à chaque rentrée les cadres du cours Désir.
Mais c'est surtout la présence de Dieu qui rassure la petite fille. La directrice du cours Désir, Adeline Désir est, en effet, un modèle de sainteté dont Beauvoir mémorialiste athée ne peut s'empêcher de se moquer : « une bossue qu'on s'occupait en haut lieu de faire béatifier ».[63]
Les petites filles sont donc élevées dans la piété, l'initiation du Christ et l'obéissance aux règles de l'Église. Simone est heureuse de l'existence de Dieu et lui obéit : « Je me promenais dans la basilique du Sacré-cœur avec d'autres petites filles en agitant une oriflamme et en chantant ».[64] Mais sa foi dévie pourtant de la foi catholique traditionnelle. Il ne peut nous échapper que si elle obéit à Dieu, suit les règlements de l'Église avec ferveur, c'est parce qu'elle ne se considère pas comme une chrétienne parmi tant d'autres.
Elle est persuadée de tenir une place privilégiée dans la création et sous le regard de Dieu. A vrai dire, tout semble vouloir enfermer la fillette, puisque au cours Désir, elle tient les premières places dans les reconstitutions bibliques grâce à sa position de meilleure élève de la classe. « Je savais lire, écrire, un peu compter : j'étais la vedette du cours "Zéro". Aux environs de Noël, on m'habilla d'une robe blanche brodée d'un galon doré et je figurai l'enfant Jésus : les autres petites filles s'agenouillaient devant moi ».[65]
Carte postale pieuse vers 1910 |
Elle ne se considère pas comme membre de la communauté des chrétiens mais comme la "représentation de l'absolu". Elle seule peut réellement communiquer avec Dieu, le lien qu'elle a avec lui est plus fort que celui qu'il a avec n'importe quel autre chrétien.
Dieu la rassure et son amour l'encourage à progresser dans son existence. En fait, Dieu devient pour la jeune Simone de Beauvoir un magnifique soutien dans son projet initial d'ascension continuelle de son moi Alors que le découragement pourrait la faire abdiquer de cette quête qui, il faut bien le dire nous semble assez délirante, de perfectionnement de son moi profond, la croyance d'avoir été élue par Dieu, de posséder des liens privilégiés avec lui font poursuivre son projet : « Mon image toute rayonnante de la joie qu'elle suscitait dans le cœur de Dieu me consolait de tous mes déboires terrestres ; elle me sauvait de l'indifférence, de l'injustice et des malentendus humains. Car Dieu prenait toujours mon parti, en me jugeant, il me justifiait ».
D'ailleurs tout son entourage lui confirme qu'en aimant Dieu, en respectant ses commandements, son âme peut devenir unique. A la recherche intérieure de son moi, à sa volonté de se préserver des adultes se substitue donc, dès l'entrée du cours Désir le perfectionnement de son âme. La jeune Simone recherche les voies de la sainteté : « Quand l'aumônier du cours Désir m'eut prise en main je devins une petite fille modèle. Il était jeune, pâle, infiniment suave. Il m'admit au catéchisme et m'initia aux douceurs de la confession. Je m'agenouillai en face de lui dans une petite chapelle et je répondis avec zèle à ses questions. Je ne sais plus du tout ce que je lui racontai, mais devant ma sœur qui me le répéta, il félicita maman de ma belle âme. »[66]. Elle « amasse les mérites » nous dit-elle, non pas tant pour remercier Dieu de ses bienfaits mais parce qu'elle s'est éprise de sa propre âme que « j'imaginais blanche et rayonnante comme l'hostie dans l'ostensoir » [67].
Son désir d'ascension de son âme va si loin qu'elle ne peut se contenter de servir Dieu de la terre, elle veut également le connaître : « Je souhaitais ardemment me rapprocher de Dieu, mais je ne savais pas comment m'y prendre. Ma conduite laissait si peu à désirer que je ne pouvais guère l'améliorer »[68].
Son désir de toucher Dieu est tel qu'elle s'adonne à de multiples exercices d'initiation des grandes figures de la chrétienneté. En cela, elle ne montre guère d'originalité car cette sorte d'exercice spirituel était fréquent au début du siècle. L'imitation du Christ est une lecture qui a bercé la jeune Simone de Beauvoir mais aussi toute sa génération. Ainsi ses jeux avec sa sœur sont-ils autant d'exercices spirituels :
« J'imaginais souvent que j'étais Marie-Madeleine et que j'essuyais avec mes longs cheveux les pieds du Christ... ou bien m'inspirant de Grisélides ou de Geneviève de Brabant, j'entrais dans la peau d'une épouse persécutée, ma sœur, entraînée à incarner Barbe-Bleue me chassait cruellement de son palais je me perdais dans les forêts sauvages jusqu'au jour ou mon innocence éclatait. » [69]
Simone multiplie les rêveries masochistes au cours desquelles elle s'abandonne à des héros masculins tout puissants qui ne sont qu'autant de substituts de Dieu. Parfois, elle est une sainte qui meurt pour la gloire de Dieu.
Dix ans auparavant, notre auteur avait longuement analysé les rêveries masochistes des fillettes dans le chapitre intitulé Formation du Deuxième sexe. Elle voyait dans ses rêveries de soumission et d'humiliation face à un homme ou à Dieu une anticipation pour la fillette de sa future condition de femme mariée :
« La vierge accueille à genoux les paroles de l'ange : "Je suis la servante du Seigneur" répond-elle. Marie-Madeleine est prostrée aux pieds du Christ et elle essuie avec ses longs cheveux de femme. [...] Souvent les jeunes beautés promises à un glorieux avenir commencent par apparaître dans un rôle de victime, les histoires de Geneviève de Brabant, de Grisélidis ne sont pas aussi innocentes qu'il semble ; amour et souffrance s'y entrelacent d'une manière troublante ; c'est en tombant au fond de l'abjection que la femme s'assure ses plus délicieux triomphes ; qu'il s'agisse de Dieu ou d'un homme la fillette apprend qu'en consentant aux plus profondes démissions elle deviendra toute puissante : elle se complaît dans son masochisme qui lui promet de suprêmes conquêtes. » [70].
Mais si les fillettes de sa génération se complaisaient dans ces rêveries masochistes, représentations de leur future condition, le jeune Simone joue "pour de faux" à la victime, car aussitôt après nous avoir décrit les rêveries masochistes de son enfance, elle ajoute :
« Mais lorsque je m'abandonnais à ces exquises déchéances, je n'oubliais jamais qu'il s'agissait d'un jeu. Pour de vrai, je ne me soumettrai à personne : j'étais et je demeurerais toujours mon propre maître. »[71]
Son amour pour Dieu ne peut en aucun cas la mener à s'abaisser, à s'amoindrir. Il la conduit au contraire vers plus d'autonomie et plus de force puisqu'elle refuse consciemment la passivité des saintes et des martyres car elle veut régner sur sa propre vie et se veut « l'absolu fondement de soi-même et sa propre apothéose » [72].
Elle affirme que « la passivité à laquelle mon sexe me vouait, je la convertissais en défi ». [73]
Pour se rapprocher de Dieu, elle choisit plutôt le parfait accomplissement de ses tâches quotidiennes. Ainsi peut-elle concilier son goût pour l'autonomie, l'activité et sa volonté de servir Dieu. Les Mémoires d'une jeune fille rangée décrivent pendant de longues pages les journées à l'école de Simone :
« Mes émotions de néophyte ne s'étaient pas émoussées à l'instant où Mademoiselle faisait son entrée, le temps devenait sacré ». [74]
L'étude lui donne une sensation d'accomplissement de son moi, et satisfait pleinement sa volonté d'auto-réalisation :
« J'attendais, j'étais attendue. Sans trêve, je répondais à une exigence qui m'évitait de me demander : pourquoi suis-je ici ? Assise devant le bureau de Papa, traduisant un texte d'anglais ou recopiant une rédaction, j'occupais ma place sur terre et je faisais ce qui devait être fait ». [75]
Le champ lexical du sacré est employé pour parler de ses travaux scolaires, ceux-ci, lui permettent de concilier ses devoirs de chrétienne, après tout ne fait-elle pas ses études au catholique cours Désir ? Et de poursuivre son projet d'auto-réalisation : « Tant de choses m'exigeaient ! Il fallait descendre au centre de la terre, et tourner autour de la lune ». [76]
Lorsqu'elle étudie, elle relègue Dieu à une place infime. Elle devient démiurge et donné vie au monde par le pouvoir de son esprit. L'activité intellectuelle l'incarne en pure conscience puisque son corps ne participe pas à l'éveil de ce monde :
« Quand je dormais, le monde disparaissait, il avait besoin de moi pour être vu, connu, compris ».[77]
Elle est le regard qui éveille le monde. La petite Simone postule donc, sans s'en rendre compte, qu'il existe un lien entre la structure de son esprit et la structure du monde.
Elle fait un choix dans ses moyens pour connaître l'absolu, ainsi préfère-t-elle le biais de l'écrit, pour atteindre l'absolu, elle relègue le langage oral à une matérialité insuffisante pour le chemin de l'au-delà :
« développer des capacités (l'accent anglais) qui demeureraient fatalement bornées et relatives : la modestie de cet effort me rebutait, moi qui n'avait qu'à regarder, à lire, à raisonner pour toucher l'absolu [...] Traduisant un texte anglais, j'en découvrais total, unique, le sens universel, alors que le "th" dans ma bouche n'était qu'une modulation parmi des milliers d'autres, je dédaignais de m'en préoccuper ». [78]
Avec la naïveté de son jeune âge, auquel s'ajoute le mysticisme enseigné par sa mère et le cours Désir, elle imagine son esprit sans limite. Aussi elle oseille entre l'absence totale de sens et la surabondance du sens. L'oralité mène à une absence de sens, tandis qu'en découvrant les mots anglais couchés sur le papier, la petite fille croît pouvoir atteindre le sens absolu. Elle ne s'intéresse d'ailleurs qu'aux matières qu'elle croit susceptibles de lui dévoiler les clefs du monde. Les mathématiques lui plaisent lorsqu'elle a seize ans, et qu'elle passe avec son amie Elizabeth un double baccalauréat lettres et mathématiques : « J'aimais ce qui résistait : les mathématiques me plaisaient ». Le lecteur attentif comprend vite d'où lui vient son goût pour les mathématiques, en luttant contre les nombres l'adolescente a l'impression de pouvoir découvrir une vérité jusque là ignorée. La Mathématique est la seule science touchant à l'absolu, elle rend compte des conditions de possibilité du savoir du côté de l'homme et du côté de l'univers. La mathématique permet de toucher le néant et l'absolu, puisque le zéro, selon les mathématiques, est l'idée mathématique absolue, la représentation du néant au bout duquel se dessine la possibilité d'atteindre l'absolu.
En étudiant les mathématiques, notre auteur peut espérer assouvir son désir de toute puissance, car elle croit que le monde « a besoin de moi pour être vu, connu, compris ». [79] Georges Gursdorf dans Autobiographie nous rappelle, en effet que « la Genèse est la création et le passage de zéro à quelque chose ». Le biologiste romantique Lorenzorken dans son Traité de la Philosophie publié en 1810 soutenait qu'il existe un lien étroit entre l'idée du zéro en mathématiques, et l'idée de l'éternité en philosophie. Il voyait même dans les nombres des sectes et donc des réalités permettant à celui qui les étudie d'élargir les possibilités de l'esprit humain et de concevoir l'absolu. Toutes nos connaissances selon Lorenzorken peuvent être réduites à deux matières : les mathématiques et la philosophie. Pour les romantiques allemands, le domaine entier de la connaissance des idées mathématiques en tant que monde, ou la répétition dans la conscience de la genèse du monde. Il ne faut pas s'étonner que Simone adolescente se passionne non seulement pour les mathématiques mais également pour la philosophie : « Je me passionnais. Je retrouvais traités par des messieurs sérieux, dans des livres, les problèmes qui avaient intrigué mon enfance... Car c'était moi, dont on ne m'avait jamais parlé par lieux communs, qui me trouvais son désir en cause. Ma conscience d'où sortait-elle ? D'où tirait-elle ses pouvoirs ». [80]
Ce qui la passionne donc dans la philosophie c'est la possibilité d'explorer, de comprendre sa conscience. Mais elle ne veut pas seulement connaître sa conscience, elle veut aussi étendre les pouvoirs de celle-ci pour comprendre l'univers, puisqu'elle ajoute « J'avais toujours souhaité connaître tout, la philosophie me permettrait d'assouvir ce désir, car c'est la totalité du réel qu'elle visait ; elle s'installait tout de suite en son cœur ».[81]
Ce qui la passionne donc dans la philosophie, c'est la possibilité d'explorer, de comprendre sa conscience. Mais elle ne veut pas seulement connaître sa conscience, elle veut aussi étendre les pouvoirs de celle-ci pour comprendre l'univers, puisqu'elle ajoute « J'avais toujours souhaité connaître tout, la philosophie me permettrait d'assouvir ce désir, car c'est la totalité du réel qu'elle visait ; elle s'installait tout de suite en son cœur » [82]. Simone de Beauvoir adolescente rejoint les spéculations métaphysiques de Fichte selon lesquelles le Moi contient le germe de l'univers et les profondeurs infinies du sens. En approfondissant la connaissance de son moi, le penseur peut espérer posséder la nature, l'univers entier qui portera alors la marque de son action.
La découverte de la philosophie confirme Simone de Beauvoir dans ces méditations et sa tendance au mysticisme. Elle est à présent persuadée que grâce à ses lectures philosophiques, il lui est possible d'approfondir la connaissance de son moi puis celle de l'univers.
Ses découvertes vont entraîner un changement dans son attitude à l'égard de Dieu. Nous avons déjà vu précédemment que la fillette imitait les grandes figures de la chrétienté pour se rapprocher de Dieu.
Son Moi, est en position centrale dans le monde, et fait exister les choses particulièrement lorsque la petite fille se trouve dans la nature de Meyrignac qu'elle adore. Il n'est pas étonnant que notre auteur s'adonne à ces méditations spécialement lorsqu'elle se trouve en vacances, le temps de l'été est en effet propice, parce qu'éloignée des lieux et des cadres qui balisent son existence, la jeune fille se livre à toute une série de réflexions centrées sur sa personne. De plus, Simone de Beauvoir a toujours adoré la nature qui par sa beauté lui semblait refléter toute la magnificence de la création divine : « Mon regard créait de la lumière ; en vacances surtout je me grisais de découverte ». [83] Elle est seule à posséder la vérité des choses et des êtres.
La petite fille a réellement des intuitions proches de celle d'un Fichte et à sa suite les esprits romantiques tels que Novalis. Elle est la loi qui permet au monde d'exister et lui donne règne. Elle crée l'univers du chêne au brin d'herbe, c'est grâce à son moi que l'univers a quitté sa masse informe pour exister
« A nouveau, j'étais unique et j'étais exigée ; il fallait mon regard pour que le rouge du hêtre rencontrât le bleu du cèdre et l'argent des peupliers. Lorsque je m'en allais, le paysage se défaisait, il n'existait plus pour personne, il n'existait plus du tout ». [84]
Son égocentrisme est tel qu'elle s'identifie presque à Dieu. Elle s'incarne en lui, et le connaît mieux que les autres humains. Pour s'allier avec lui, elle pratique l'ascétisme. Ainsi, dans la solitude de sa chambre à Meyrignac retrouve-t-elle le chemin des anciens mystiques :
« J'avais une chambre à moi. C'était une cellule juste à ma mesure, comme naguère la niche où je me blottissais sous le bureau de Papa. Bien que la présence de ma sœur fut d'ordinaire légère, la solitude m'exaltait. Quand j'étais en humeur de sainteté, j'en profitais pour dormir sur le plancher ».[85]
Dès l'enfance la petite fille devient l'égale de Dieu. Le parcours spirituel qu'elle nous décrit de sa toute petite enfance à ses dix-sept ans, est une véritable déification, bien que le mot ne soit jamais prononcé par notre auteur. Elle participe à la création divine, et devient une aide de Dieu, un nouveau fils de Dieu, à l'instar du Christ : « Loin qu'il me détrônât, il assurait mon règne. Privée de ma présence, la création glissait dans un obscur sommeil ; en l'éveillant, j'accomplissais le plus sacré de mes devoirs, alors que les adultes, indifférents, trahissaient les devoirs de Dieu ».[86] Elle est celle qui allie le divin et l'humain, comme le Christ :
« Sa souveraineté ne m'ôtait pas la mienne. Il connaissait toutes les choses à sa façon, c'est-à-dire absolument : mais il me semblait que, d'une certaine manière, il avait besoin de mes yeux pour que les arbres aient des couleurs. La brûlure du soleil, la fraîcheur de la rosée, commencent en pur esprit les eût-il éprouvées, sinon à travers mon corps ? ».[87]
Mais le christianisme qui est enseigné à la jeune fille ne cultive pas ses états mystiques. Il est, au contraire, basé sur quantité de principes moraux, qui apprennent à obéir aux adultes, à se contenter du monde réel, ce qui ne peut satisfaire son goût de l'absolu :
« D'année en année, ma piété en se fortifiant s'épurait et je dédaignais les facteurs de la morale au profit de la mystique ». [88]
La jeune fille refuse donc les voies classiques de la foi pour approcher Dieu, elle rejette le catéchisme, les représentants de Dieu et se retrouve « seule en face de lui ».[89]. Seule face au monde, face à ses plaisirs, face à la nature, elle a vite fait d'effacer Dieu de ce magnifique tableau « J'avais toujours pensé qu'au prix de l'éternité ce monde comptait pour rien, il comptait puisque je l'aimais, et c'était Dieu soudain qui ne faisait pas le poids : il fallait que son nom ne recouvrir plus qu'un mirage ».[90]
Pourtant si la jeune fille se rend compte qu'elle ne croit plus en Dieu, elle garde toujours une idée religieuse de sa destinée. Ainsi alors qu'elle est âgée de dix-sept ans, elle pense toujours suivant des données chrétiennes : « le catholicisme m'avait persuadé de ne tenir aucun individu, fût-ce la plus déshéritée pour négligeable ! tous avaient également le droit de réaliser ce que j'appelais leur essence éternelle ». [91]
Alors la jeune fille qui devient athée a l'impression d'avoir été trahie par son entourage. Son athéisme renforce sa méfiance de l'autre, qui est nous le montrerons, ultérieurement une notion essentielle dans l’œuvre de Beauvoir : « Les apparences mentaient, le monde qu'on m'avait enseigné était tout entier truqué ».
Ce grand changement effraye la jeune fille, elle doit cacher son athéisme à sa meilleure amie Elizabeth et à toute sa famille : « Je souffrais de me sentir marquée, maudite, séparée » [92], personne dans son milieu ne peut l'aider à trouver une autre voie et à sortir de sa solitude.
La littérature joue alors un rôle essentiel dans la vie de l'adolescente. Elle découvre la littérature moderne et lit Gide, Claudel, Jammes. Elle comprend que la littérature peut être une voie et les auteurs lui parlent d'expériences, de sentiments qu'elle a vécu mais dont elle n'osait jamais parler. La littérature brise sa solitude, et les grands auteurs de ce début du XXe siècle en dialoguant avec elle, prennent la place occupée par Dieu autrefois. Ils lui donnent des mots pour se consoler de sa solitude, de l'ostracisme qu'elle subit dans sa famille et l'encourage dans sa quête "spirituelle" : « Je m'abîmais dans la lecture comme autrefois dans la prière. La littérature prit dans mon existence la place qu'y avait occupée la religion : elle l'envahit toute entière et la transfigurera ». [93]
Il existe alors une communauté entre elle et les auteurs, les phrases couchées sur le papier remplacent les prières de son enfance :
« Les livres que j'aimais devinrent une Bible où je puisais des conseils et des secours ; j'en copiais de longs extraits, j'appris par cœur de nouveaux cantiques et de nouvelles litanies, des psaumes, des proverbes, des prophéties, et je sanctifiai toutes les circonstances de ma vie en récitant ces textes sacrés ». [94]
Le champ lexical du sacré est utilisé pour parler de la littérature. La jeune fille, qui petite, souhaitait entrer au couvent, découvre sa véritable vocation et entre en littérature.
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[1] La force de l'âge. p. 104.
[2] Mémoires d'une jeune fille rangée p. 340.
[3] La force de l'âge, p. 36.
[4] Mémoires d'une Jeune fille rangée, p. 297.
[5] La force de l'âge, p. 661.
[6] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 96.
[7] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 18.
[8] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 123.
[9] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 195.
[10] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 73.
[11] La force de l'âge, p. 121.
[12] La force de l'âge, p. 225.
[13] La force de l'âge, p. 390.
[14] La force de l'âge, p. 136.
[15] Le deuxième sexe, p. 266‑267.
[16] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 144‑145.
[17] Le deuxième sexe, p. 131.
[18] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 317.
[19] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 261.
[20] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 460.
[21] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 439.
[22] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 25.
[23] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 20.
[24] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 44.
[25] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 153.
[26] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 258.
[27] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 263.
[28] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 269.
[29] lettre à Nelson Algren du jeudi 27 octobre 1947.
[30] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 266
[31] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 48.
[32] Mémoires d'une Jeune fille rangée, p. 59.
[33] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 452.
[34] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 321.
[35] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 242.
[36] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 359.
[37] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 371.
[38] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 409.
[39] La force de l'âge, p. 278.
[40] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 264.
[41] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 334.
[42] La force de l'âge, p. 35.
[43] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 49.
[44] La force de l'âge, p. 32.
[45] La force de l'âge, p. 18.
[46] La force de l'âge, p. 25.
[47] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 396.
[48] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 396.
[49] La force de l'âge, p. 543.
[50] La force de l'âge, p. 573.
[51] La force des choses II, p. 495.
[52] La force des choses II, p. 239.
[53] Rousseau Les confessions.
[54] La force des choses II, p. 496.
[55] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 9.
[56] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 9.
[57] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 31.
[58] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 31.
[59] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 32.
[60] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 90.
[61] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 92.
[62] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 86.
[63] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 32.
[64] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 41.
[65] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 33.
[66] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 42.
[67] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 42.
[68] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 103.
[69] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 80.
[70] Le deuxième sexe, p. 45.
[71] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 82.
[72] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 82.
[73] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 79.
[74] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 80.
[75] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 93.
[76] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 90.
[77] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 95.
[78] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 95.
[79] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 95.
[80] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 219.
[81] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 219.
[82] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 220.
[83] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 69.
[84] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 174.
[85] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 112.
[86] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 175.
[87] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 175.
[88] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 186.
[89] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 188.
[90] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 190.
[91] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 265.
[92] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 227.
[93] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 258.
[94] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 259.