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Simone de Beauvoir fut, nous l'avons déjà dit, pendant une grande partie de sa vie une figure solitaire. Cependant, elle a toujours été accompagnée d'une seconde personne. Le "couple" est un modèle qui domine dès sa plus jeune enfance. Petite fille, elle est très dépendante de sa mère ce qui est normal à son âge. Sa mère prend soin de l'enfant qu'elle est, lui apprend les gestes quotidiens de la vie. Elle lui fait ses premières lectures, l'abonne à des journaux et surtout l'initie à la vie religieuse. La petite fille confond son identité avec celle de sa mère. La petite fille accorde une importance extrême à sa mère, son regard pour la fillette se confond avec celui de Dieu :
« A tout instant, jusque dans le secret de mon cœur, elle était mon témoin, et je ne faisais guère de différence entre son regard et celui de Dieu ». [292]
Elles sont si étroitement liées que madame Mabille, la mère de Zaza, la meilleure amie de Simone dira qu'elles ont l'air de deux sœurs :
« Madame Mabille conquit maman en l'appelant "petite madame" et en lui disant qu'elle paraissait ma sœur aînée. On nous autorisa, Elizabeth et moi, à aller jouer l'une chez l'autre ».[293]
La mère et la fille sont étroitement liées, la fillette vit en permanence sous le regard maternel, qui surveille tous ses faits et gestes : « Ainsi vivions-nous elle et moi dans une sorte de symbiose, et sans m'appliquer à l'imiter je fus modelée par elle ».[294] Sa mère lui permet de progresser et de passer du stade de bébé à celui de fillette ou plutôt devrions-nous dire de "petite femme". Sa mère perd cette fonction de double lorsque notre auteur réalise combien sa vie est terne et ennuyeuse.
La fillette va à l'école, se cultive et réalise alors combien l'instruction de sa mère était très limitée ; en effet celle-ci a eu comme seul enseignement celui du couvent des oiseaux, c'est-à-dire l'enseignement très succinct d'une jeune fille du XIXe siècle. Dès que Simone de Beauvoir comprend que sa mère n'a plus rien à lui apprendre "intellectuellement" elle l'abandonne. Son père, lui, prend beaucoup plus d'importance lorsque notre mémorialiste grandit. Il lui conseille des lectures, la traite comme une grande personne. Alors que sa mère avait nourri la fillette imparfaite pour la faire grandir, son père lui s'occupe de son esprit et lui apprend à raisonner. Il devient son "mentor" intellectuel. Sa mère était le modèle de femme qu'elle voulait devenir plus tard (ne parle-t-elle pas, en effet, sans cesse de sa beauté ?), son père devient son nouveau modèle de culture et de bon sens qu'elle doit tâcher d'imiter.
La scène du théâtre est, à cet égard, particulièrement significative, son père, amateur passionné de théâtre l'emmène voir une pièce à l'Odéon, et la fillette est folle de joie à l'idée de ce tête-à-tête qu'elle nous décrit ainsi :
« Cet après-midi, ce qui me transporta, ce fut bien moins la représentation que mon tête-à-tête avec mon père, assister seule avec lui, à un spectacle qu'il avait choisi pour moi, cela créait entre nous une telle complicité que, pendant quelques heures, j'eus l'impression grisante qu'il appartenait qu'à moi ».[295]
Il ne faut pas voir dans ce désir de possession du père un simple sentiment oedipien mais déjà la mise en place des données spécifiques qui révèlent la quête du double chez Simone de Beauvoir.
Le double qu'elle se choisit doit lui être supérieur et pouvoir lui consacrer une bonne partie de son temps. Son père l'initie à la littérature, l'emmène au théâtre et lui apprend toutes sortes de récitations, de fables. Tous ces enseignements la transforme et lui donnent un but dans l'existence. Pour plaire à son père, la fillette travaille, lit, apprend des récitations, surtout elle admire passionnément ce dernier :
« Quand il restait à la maison, il nous lisait Victor Hugo, Rostand, il parlait des écrivains qu'il aimait, de théâtre, de grands événements passés, d'un tas de sujets élevés, et j'étais transportée loin des grisailles quotidiennes. Je n'imaginais pas qu'il existât un homme aussi intelligent que lui ».[296]
Elle s'inquiète à l'idée de devoir un jour quitter la maison familiale et s'ouvre de cette idée à son père. Elle se demande avec inquiétude comment elle pourra épouser un homme inconnu et partir vivre loin de chez elle. Son père lui semble si parfait qu'elle est persuadée que le bonheur lui est garanti tant qu'elle ne le quitte pas. Elle aime les livres et l'école en partie parce que son père les apprécie. Continuer à étudier, se tenir au courant des nouveautés littéraires est surtout essentiel pour plaire à son père. A seize ans, peu après avoir brillamment réussi au baccalauréat, Simone de Beauvoir décide de devenir professeur de philosophie, elle s'engage dans une voie qui, croit-elle, plairait à son père.
Mais à l'adolescence, il lui reproche de consacrer trop de temps aux livres. Pour autant, il ne lui avait pas laissé la possibilité de prendre une autre voie puisqu'il avait déclaré : « Vous mes petites, vous ne vous marierez pas, il faudra travailler ».[297]
La jeune fille est scandalisée par la conduite de son père, elle se souvient avec douleur du moment où elle a réalisé que son père ne l'estimait plus alors qu'elle pensait le satisfaire :
« C'est par mon père que la sévérité de mon destin me fut annoncée, j'avais compté sur son appui, sa sympathie, son approbation ; je fus profondément déçue qu'il me les refusât. Il y avait bien de la distance entre mes ambitieuses visées et son scepticisme morose ».[298]
Son père n'apparaît plus alors dans ses mémoires que comme un être méprisable. Beauvoir s'étend sur ses partis pris politiques, son intolérance, sa grossièreté :
« En de rares occasions - quand nous allions au théâtre, et que son ami de l’Odéon le présentait à une actrice connue - il retrouvait toutes les grâces mondaines. Le reste du temps, il s'appliquait si bien à paraître trivial qu'à la fin, personne sauf lui ne pouvait penser qu'il ne l'était pas ».[299]
La haine succède à l'amour, selon un mécanisme typique chez Simone de Beauvoir, et la jeune fille fait tout pour se protéger de son père : « J'essayais de me blinder, je m'exhortais à ne plus craindre le blâme, le ridicule, ni les malentendus : peu importait l'opinion qu'on avait de moi, ni qu'elle fût ou non fondée ».[300] Dès que le double lui est inférieur intellectuellement la jeune fille l'abandonne.
Alors, elle se tourne vers des doubles qui ne sont plus seulement des modèles mais des égaux. Déjà, petite fille, elle tente d'échapper à l'emprise de ses parents en s'occupant de sa sœur : elle décide d'instruire sa cadette Hélène, surnommée Poupette. Elle confie ses connaissances à sa petite sœur et tâche de modeler son esprit. En éduquant celle-ci, elle reproduit l'éducation que ses parents lui ont donné et ce faisant, leur échappe. De plus, Poupette (ou Hélène) la sauve de la solitude et lui apprend l'autonomie. Hélène apparaît comme une Simone en miniature, un miroir dans lequel notre auteur peut constater le progrès qu'elle réalise. Simone affirme que sa sœur lui est indispensable mais nous pouvons nous demander si Hélène ne fut pas parfois excédée par la présence pesante de cette sœur aînée :
« Je la tenais pour ce qu'elle était : une semblable un peu plus jeune que moi ; elle me savait gré de mon estime et y répondait avec une absolue dévotion ».[301]
Les deux sœurs jouent ensemble, inventent des scénarios incroyables. Mais c'est toujours Simone qui mène le jeu face à sa petite sœur qui est calme et obéissante. Très vite, nous comprenons la fonction que Simone a donné à Hélène. Enfermée dans l'appartement de la rue Vavin, puis de la rue de Rennes, la petite fille est souvent très malheureuse. Elle se soulage de ce trop-plein de tensions sur sa petite sœur en lui donnant une partie de ses connaissances, elle perçoit sur sa petite sœur les effets immédiats de son apprentissage et comprend que toutes ses lectures n'ont pas été inutiles. Hélène lui permet dès ses six ans (cf. Mémoire d'une jeune fille rangée, p. 59) de récupérer toutes ses activités sous le signe de la nécessité car notre auteur ne supporte déjà pas que son existence ne mène nulle part.
Tout dans sa vie doit être utile et servir à son propre accomplissement, les jeux avec sa sœur sont exécutés dans un but bien précis : « Je plaignais les enfants uniques ; les amusements solitaires me semblaient fades : tout juste une manière de tuer le temps ».[302]
Poupette devient le miroir de Simone, la créature qu'elle modèle au fil de ses progrès, de son apprentissage intellectuel : « Elle était mon homme lige, mon second, mon double : nous ne pouvions pas nous passer l'une de l'autre ».[303] La présence de sa sœur lui est indispensable : celle-ci est toujours là pour soulager son sentiment d'isolement. A dix-huit ans, déçue par ses amitiés, Simone se rapproche de sa sœur. Elle est la première personne à laquelle elle confie qu'elle est amoureuse de son cousin Jacques, et elle emmène d'ailleurs Poupette dans les bars de Montparnasse lors d'escapades nocturnes. Jusqu'à sa réussite à l'agrégation, et son départ de l'appartement familial, les deux sœurs dorment dans la même chambre et discutent le matin au réveil ainsi que le soir avant de se coucher. Hélène connaît tous les éléments de la vie de son aînée, suit ses progrès au jour le jour. C'est d'ailleurs Hélène que Simone envoie au cinéma avec Sartre lorsque ce dernier lui fixe un premier rendez-vous. L'une des sœurs vaut pour l'autre c'est ce que semble vouloir faire comprendre Simone de Beauvoir à son futur amant.
Lorsqu'elle nous raconte les amitiés de ses vingt ans, Simone de Beauvoir rend un hommage à sa sœur en écrivant : « Au premier rang de mes affections venait ma sœur » (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 414). Elle nous dit combien elle la trouvait jolie : « A une fête organisée par son école, elle chanta déguisée en bergère, de vieilles chansons françaises et je la trouvais éblouissante ».[304] Simone de Beauvoir est l'intellectuelle de la famille, la tête pensante alors que Poupette est avant tout une belle enfant. Le père de Simone de Beauvoir n'avait-il pas dit alors qu'elles étaient toutes petites que Poupette était jolie et caressante alors que Simone était très intelligente ? Chaque fillette semble avoir un rôle bien défini dans la famille et elles se complètent merveilleusement l'une l'autre.
Ensemble, elles forment la jeune fille parfaite, idéale. Ce partage des qualités qu'elles ont au sein de leur famille retentit sur le choix de leurs carrières : le père de Simone destine cette dernière au fonctionnariat, au professorat alors que Poupette est dirigée vers les aléas d'une carrière artistique.
Notre auteur abandonne rapidement sa sœur lorsqu'elle a dix ans, elle fait la connaissance d'Elizabeth Mabille au cours Désir. Simone de Beauvoir est fascinée par sa nouvelle amie comme le montre la description de leur rencontre : « Elle me parut tout de suite un personnages ».[305] Elle cultive l'amitié d'Elizabeth à laquelle elle donne bientôt le surnom de Zaza et ne se soucie guère plus de sa sœur. Simone de Beauvoir est incapable d'avoir deux amitiés aussi exigeantes. Le choix d'un double « mon homme lige, mon second, mon double » dit-elle de sa sœur l'engage à un amour exclusif qui ne peut être porté qu'à une seule personne. Mais si Hélène était "l'homme-lige" de Simone, notre auteur se place cette fois-ci en situation d'infériorité par rapport à Elizabeth.
Simone de Beauvoir a choisi d'être l'amie de Zaza parce que celle-ci, pense-t-elle, lui est supérieure sur de nombreux points : elle est habile de son corps, de ses mains, elle fait de la cuisine, de la couture alors que notre auteur est une pure intellectuelle Zaza a voyagé à l'étranger alors que Simone ne connaît que Paris et la région bordelaise. Simone conclut sur sa nouvelle amie en écrivant :
« On disait qu'elle avait de la personnalité : c'était là son suprême privilège. La complaisance confuse que j'avais naguère éprouvée à son égard ne m'avait pas dotée de contours définis ».[306]
Zaza peut aider Simone de Beauvoir à posséder plus de force de caractère et la mener au plus haut degré d'accomplissement possible. Ce projet de Simone de Beauvoir est particulièrement visible lorsqu'elle parle de L'Ecolier d'Athènes d'André Laurie, livre dans lequel, elle crut retrouver une image fidèle du couple qu'elle formait avec Elizabeth. Elle s'identifie à Théagène, l'écolier raisonnable et appliqué, alors que Zaza est le bel et aristocratique Euphorias : « J’identifiai Zaza au bel éphèbe blond et moi-même à Théogène ».[307]
Simone a une vision idéale du couple qu'elle doit former avec son amie : elle doit tout faire pour plaire à celle-ci. L'épisode de la lettre est particulièrement significatif : notre auteur écrit pendant l'été de leurs quinze ans une lettre décrivant la beauté des cascades de Gemel. Or, sa lettre sonne faux car elle est inspirée des propos de son entourage.
Zaza, très ironique, se moque de notre mémorialiste. Simone de Beauvoir se souvient avec émotion du déchirement qu'elle ressentit face aux critiques de Zaza : « Dans sa réponse, Zaza insinua malicieusement que je lui avais envoyé par mégarde un de mes devoirs de vacances : j'en pleurai ».[308] La présence de ce double fait vivre à Simone de Beauvoir une tension intense : elle doit tout faire pour plaire à Zaza et la contenter. Elle s'empresse d'ailleurs de légitimer leur union en affirmant qu'au cours Désir ces demoiselles les nommaient « les deux inséparables ». Pourtant, il est très clair que cette vision si admirable fut surtout une création de la part de Simone de Beauvoir jusqu'à dix-neuf ans, lors d'une discussion Zaza est surprise d'apprendre combien Simone l'aimait et l'admirait lorsqu'elles étaient adolescentes :
« "Moi je vous aimais" lui dis-je ; elle tomba des nues ; elle m'avoua que je n'avais eu qu'une place incertaine dans la hiérarchie de ses amitiés, dont aucune d'ailleurs ne pesait bien lourd ».[309]
Simone veut posséder entièrement Zaza. Or, celle-ci passe beaucoup de temps avec sa famille et Simone s'en irrite. A dix ans, elle adore passer du temps en tête-à-tête avec son amie : « A la fin de l'après-midi, Mme Mabille entrait dans le salon, elle relevait une chaise, elle épongeait en souriant un front en sueur ».[310] A vingt ans, Simone veut toujours posséder son amie de façon exclusive aussi trouve-t-elle insupportable que cette dernière soit obligée de passer de longues heures avec sa famille, à faire des courses, de la cuisine... plutôt que de discuter et de lire avec notre mémorialiste. Simone se méfie d'autrui et du mal qu'il peut faire à Zaza :
« Mais j'aimais son visage et cela me peinait qu'elle l'offrit aimablement à n'importe qui, elle jouait avec trop d'aisance son rôle de jeune fille du monde ».[311]
Après le baccalauréat, Simone de Beauvoir se dirige vers la carrière professorale qui en lui assurant l'autonomie financière la rendra libre. Elizabeth, elle, ne peut pas mener sa vie comme elle le désire, victime de son entourage, elle doit mener la vie monotone d'une jeune fille de bonne famille.
Simone se donne alors un but, elle va étudier, forger sa vie de ses propres mains, pousser Zaza à faire de même par son exemple : elle incite par tous les moyens possibles son amie à agir comme elle pour la sauver de la vie morose à laquelle sa famille la condamne :
« Je me demandais si à la longue Zaza ne se laisserait pas convaincre que son devoir de chrétienne était de fonder un foyer ; pas plus que l'abêtissement d'un couvent, je n'acceptais pas la morosité d'un mariage résigné ».[312]
Son amitié pour ce double parfait pour Zaza a tous les éléments du roman d'amour. Il semble au lecteur que Simone de Beauvoir lui raconte parfois une histoire d'amour digne de Romeo et Juliette. Elle se souvient avec tristesse de ses vingt ans, des vacances à Laubardon pendant lesquelles Madame Mabille avait tout fait pour séparer les deux amies :
« Il y avait cette mère et toute cette famille entre nous, et peut-être un jour se renierait-elle et je la perdrais, pour l'instant, en tout cas, elle était hors d'atteinte ».[313]
L'été précédant son agrégation, Simone de Beauvoir décide de tout mettre en œuvre pour arracher Zaza à l'abêtissement de sa famille : « Cette année-là, Zaza ne m'accompagna pas à Mont-de-Marsan ».[314] Sauver Zaza devient un but essentiel pour Simone de Beauvoir, elle veut montrer par son exemple à son amie qu'il est possible de construire sa vie et de devenir autonome. L'année de son agrégation, notre mémorialiste travaille intensément et passe toutes ses journées à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Elle attend avec impatience que Zaza vienne la voir pour prendre un café avec elle. Les journées de préparation à l'agrégation semblent, du moins lorsqu'elle les recrée par le biais des mémoires, être destinées à Zaza : elle veut montrer à son amie qu'elles sont capables de se libérer du joug familial :
« Souvent l'après-midi pendant que je travaillais à la Nationale, je sentais sur mon épaule une main gantée ; Zaza me souriait, sous sa cloche de feutre rose, et nous allions boire un café ou faire un tour ». [315]
Zaza la soutient, l'encourage dans sa volonté de progresser, de se libérer. Pourtant, dans leur "couple", la vie des jeunes filles s'organise en sens inverse : plus notre mémorialiste se bat pour être libre et conquérir sa famille, plus Zaza est victime de la sienne. Alors que Beauvoir prépare brillamment l'agrégation, Elizabeth, elle, est contrainte par sa famille à visiter des amis de la famille et ne peut pas se consacrer à ses études.
La vie des deux jeunes filles se séparent. Simone acquiert l'autonomie financière et Zaza échoue à se libérer des contraintes familiales. Tandis que Simone devient libre, Zaza est obligée de se soumettre à sa famille, obéissance qui lui sera fatale puisqu'elle la mènera à la folie et à la mort que Beauvoir nous raconte à la fin du premier volume de ses mémoires.
Simone de Beauvoir se choisit un nouveau compagnon de route à l'âge de dix-sept ans : son cousin Jacques. Pour la première fois, le double idéal est un homme qu'elle aime. Ce double remplit toutes les fonctions : il est l'ami, le confident et également l'amoureux. L'amour devient une possibilité dans sa relation au double. Jacques l'initie à la littérature moderne, et emmène sa petite cousine dans les bars de Montparnasse. La jeune fille tâche de satisfaire aux exigences de son beau cousin en se comportant comme il l'attend. Elle apprécie le tête-à-tête avec Jacques tout comme elle aimait le tête-à-tête avec sa mère ou son père.
Notre auteur nous raconte de nombreuses sorties au cours desquelles elle se trouve seule face à Jacques dans la maison de celui-ci, à la sortie des bars, dans les musées. Le double éclipse la présence des autres personnes : il est le seul à avoir une quelconque importance.
Toutefois, la jeune fille est déçue par le manque de sérieux de Jacques qui ne croit à rien dans la vie et se plaint de la vanité de tous les buts. Elle redoute de plus en plus de s'engager avec lui, car elle se doute que s'il pourra lui prodiguer de l'affection, intellectuellement il ne lui conviendra pas. Or, sa quête du double idéal exige de son compagnon qu'il remplisse toutes les fonctions, il doit lui convenir affectivement et intellectuellement :
« Je me persuadais par moments que je pourrais vivre auprès de Jacques sans me mutiler et puis la terreur me reprenait : "M'enfermer dans les limites d'un autre ! Horreur de cet amour qui m'enchaîne et ne me laisse pas libre" ».[316]
Son cousin Jacques, le double qu'elle se choisit à l'adolescence est capricieux et désinvolte ; il peut passer plusieurs journées sans se préoccuper d'elle puis lui manifester soudain une affection extrême. Beauvoir se sent alors trahie par ce double qui ne respecte pas ce pacte qu'elle croyait établi entre eux :
« Je me rappelais le grand rêve d'amour-admiration que je m'étais forgé à quinze ans et je le confrontai tristement avec mon affection pour Jacques : non je ne l'admirais pas... ». [317]
Elle l'avait pris pour un héros de roman, une espèce de Grand Meaulnes de façon à satisfaire son idéal romantique mais son attitude lui montre bientôt le contraire. L'essentiel de la vie du jeune homme se déroule loin de la sienne :
« Trois semaines après son départ, comme je traversais la place de la Sorbonne, j'aperçus devant la terrasse d'Harcourt son auto. Quel coup ! ».[318]
Fidèle à son idéal du double, elle ne peut pas partager son cousin avec d'autres personnes et souffre terriblement de le voir passer son temps en si mauvaise compagnie. Elle croise dans un bar de Montparnasse une ancienne maîtresse de Jacques et ne peut pas supporter qu'il ait eu une liaison (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 441).
La trahison du double adoré la choque et elle se tourne vers d'autres compagnons, qui pense-t-elle pourront mieux satisfaire à ses exigences ? Pradelle, normalien, sérieux, fils de bonne famille lui ressemble beaucoup plus. De plus, il cultive comme elle le bonheur :
« A ceci près, nous avions beaucoup de points communs. Comme moi pieusement élevé, et aujourd'hui incrédule, la morale chrétienne l'avait marqué. A l'école, on le rangeait parmi les "talas"... Il aimait à peu près les mêmes livres que moi, avec une prédilection pour Claudel, et un certain dédain de Proust qu'il ne trouvait pas "essentiel"... ». [319]
Mais Pradelle la trahit puisqu'il renoue avec la religion : ce faisant, il se sépare de Beauvoir et ne lui ressemble plus tellement.
Beauvoir s'enfonce dans un désespoir violent, et se remémore d'anciennes trahisons de ses "doubles" précédents :
« Je me sentais abandonnée, exclue, trahie. Jacques trouvait un asile dans les bars de Montparnasse, Pradelle au pied des tabernacles : à mes côtés, il n'y avait absolument plus personne ». [320]
Simone de Beauvoir est d'une telle intransigeance qu'elle ne voit pas de juste milieu entre la communion absolue avec l'être et l'abandon. Lorsque l'élu satisfait à ses exigences un sentiment de bonheur absolu l'envahit alors que, abandonnée, le désespoir la touche.
Elle rencontre enfin ce double parfait à vingt-deux ans : Jean-Paul Sartre. Elle veut tellement être heureuse qu'elle renonce à protester contre certaines attitudes de Sartre. En particulier, le pacte qu'elle a fait avec lui et qui les autorise tous deux à avoir des liaisons contingentes engendre de grandes souffrances chez notre auteur puisqu'elle ne se sent pas capable d'aimer un autre homme que Sartre.
Beauvoir hésite entre une absorption totale dans l'être aimé et le néant. Elle oscille dans des crises de désespoir profond :
« Le remords et la peur, loin de se neutraliser m'attaquaient ensemble. Je m'y abandonnais selon un rythme qui depuis ma petite enfance a réglé toute ma vie ».
Beauvoir connaît avec Sartre ce même sentiment d'absorption totale qu'elle avait tout enfant avec la nature ; elle oubliait son moi en contemplant les arbres, du soleil, des animaux. Elle a également eu cette impression avec Dieu : protégée par lui, elle n'existe plus. Elle a un amour mystique de Dieu qui lui fait oublier son corps terrestre. Ce passage des Mémoires d'une jeune fille rangée est particulièrement significatif puisqu'il raconte ce sentiment d'absorption totale de Simone de Beauvoir au sein de la nature alors qu'elle est âgée d'une dizaine d'années : « Je sentis contre ma peau la fraîcheur de l'air s'attendrir ; le mince glacis qui voilait la terre fondait ».[321]
Toute sa quête du double n'apparaît être qu'un substitut de cette volonté d'absorption dans la divinité. Beauvoir avait été profondément bouleversée lorsqu'elle s'était rendue compte de son athéisme, ce qui avait entraîné chez elle l'idée du néant et de la mort :
« Quel silence ! la terre avait roulé dans un espace que nul regard ne transperçait, et perdue sur sa surface immense au milieu de l'éther aveugle, j'étais seule. Seule : pour la première fois je comprenais le sens terrible de ce Mot... ». [322]
Beauvoir connaît depuis son enfance des crises de désespoir profonde lorsque sa relation idyllique avec le double prend fin. C'est ainsi que, petite fille, elle dit avoir connu de violentes crises de rage. Celles-ci (qui deviendront plus tard des crises de larmes) surviennent chaque fois que le double parental, ici il s'agit de la mère, rompt cette union parfaite que la petite Beauvoir croit connaître.
Dans La force de l'âge elle décrit un phénomène très proche des crises de rage de son enfance :
« Le remords et la peur, loin de se neutraliser m'attaquaient ensemble : je m'y abandonnais selon un rythme qui depuis ma petite enfance a réglé toute ma vie. Je traversai des semaines d'euphorie et puis pendant quelques heures, une tornade me dévastait, elle saccageait tout pour mieux mériter mon désespoir, je roulais dans les abîmes de la mort, de l'infini, du néant ».[323]
Ce désespoir survient lorsque Sartre ne lui paraît plus aussi parfait qu'elle le croit être. Alors elle soupçonne qu'elle a nié sa personnalité pour une entente qui finalement n'est pas aussi parfaite qu'elle la croyait être. Ainsi au sortir de l'aventure du trio relativise-t-elle soudainement l'importance de Sartre :
« Je n'en fus pas moins amenée à réviser certains des postulats que jusqu'alors j'avais pris pour accordés [...] Entre deux individus, l'harmonie n'est jamais donnée, elle doit indéfiniment se conquérir ».[324]
Dans les premiers temps de sa relation avec Sartre, notre auteur s'était complètement abandonnée à celui-ci, au point qu'elle ne songe plus à écrire : « J'appris pendant ces dix-huit mois, qu'on peut ne pas vouloir ce qu'on veut et quel malaise engendre cette irrésolution ».[325]
Elle ne retrouve son moi, sa vraie personnalité qu'après l'épisode du trio qui lui montre que Sartre n'est pas aussi parfait qu'elle le croyait. Sartre s'est trompé sur le compte d'Olga et a faussement mystifié cette jeune fille, Olga a pris selon Beauvoir une sage décision en rompant le trio. Mais l'attachement excessif de Sartre, ses parti pris, ses erreurs montrent à notre auteur qu'il est un homme comme les autres. Cette révélation lui redonne confiance en elle-même, en ses capacités, elle cesse de se confondre avec Sartre, bien qu'elle continue à respecter leur pacte fait dix ans auparavant, et la jeune femme se met à écrire son premier roman L'Invitée.
Elle franchit une nouvelle étape dans sa découverte de l'autre, l'autre ce n'est plus seulement un autre elle-même qui prend la figure du double, mais l'autre peut être un inconnu, n'importe qui va ouvrir ses livres et se mettre à lire. Le lecteur devient une figure privilégiée et essentielle dans la vie de Beauvoir.
[292] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 55.
[293] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 126.
[294] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 16.
[295] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 98.
[296] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 148.
[297] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 244.
[298] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 261.
[299] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 245.
[300] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 267.
[301] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 60.
[302] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 60.
[303] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 60.
[304] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 415.
[305] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 125.
[306] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 157.
[307] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 158.
[308] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 165.
[309] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 358.
[310] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 127.
[311] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 337.
[312] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 388.
[313] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 388.
[314] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 388.
[315] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 496.
[316] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 322.
[317] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 296.
[318] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 297.
[319] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 341.
[320] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 369.
[321] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 109.
[322] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 192.
[323] La force de l'âge, p. 357.
[324] La force de l'âge, p. 298.
[325] La force de l'âge, p. 73.